ITW Atlantico : Gilets Jaunes, grande concertation et parallèle révolutionnaire.
Dans quelle mesure notre situation actuelle peut-elle faire écho à celle de de la Révolution française ?
C’est évidemment la référence qui vient immédiatement à l’esprit. D’aucun objecteront que la situation n’est pas comparable car nous sommes dans un régime démocratique, pas sous une monarchie absolue, etc. Pour autant lorsque l’on veut comprendre les séismes qui peuvent affecter des régimes politiques entier, il faut aller au-delà de l’aspect des choses et considérer les structures institutionnelles, sociales et politiques.
D’abord, il y a bien sûr cette fonction présidentielle qui, quoi qu’élective, est bien souvent, et à raison, qualifiée de « monarchique », tant il est vrai que pratiquement tout le pouvoir réside, durant cinq ans, dans les mains d’un seul homme.
Ensuite, nous vivons dans une société sur laquelle l’emprise de l’Administration est énorme ; cela évoque des passages de Tocqueville sur l’Ancien Régime, où il expliquait qu’il y avait des formulaires pour tout. L’imposition directe était moindre qu’aujourd’hui mais des services comme la justice, par exemple, étaient très coûteux, avec le système des épices qu’il fallait payer aux juges pour que ceux-ci se rémunèrent, ainsi que leurs aides.
En outre, notre société d’aujourd’hui a aussi son clergé et sa noblesse : les médias subventionnés par l’Etat, qui portent la foi directrice des politiques - aujourd’hui le changement climatique, au nom duquel on exige, dans un vocable très religieux, des « sacrifices » afin de repousser « la fin du monde », avec un obscurantisme dont, d’ailleurs, je ne suis pas sûr que le clergé des années 1780 eût fait preuve - et les hauts fonctionnaires, qui dirigent le pays, sont intriqués avec les élites économiques - de nombreuses entreprises du CAC 40 sont dirigées ou ont été dirigées par un énarque, ou en ont dans leur conseil d’administration.
Et puis il y a l’aspect bloqué du système économique et social. Je me souviens d’un film remarquable, 1788, aujourd’hui disponible gratuitement sur Youtube, qui montre cela admirablement : vous avez les paysans qui se plaignent de ce que le noble local cherche à les spolier de leurs droits coutumiers en vendant une terre dont ils avaient l’usage gratuit, le noble local qui lui-même n’a pas le choix car, invalide de guerre, il dépend d’une pension du Roi que celui-ci a du mal à payer en raison des difficultés financières, le bourgeois qui veut acheter la terre au noble parce qu’il comprend que l’usage gratuit des paysans est en réalité un gaspillage d’une terre qui devrait être très rentable, etc. Tout se tient, et le système est irréformable : il ne peut que sauter. Aujourd’hui, quand on considère à quel point les impôts servent à financer des aides qui servent à stimuler la consommation dont on espère que cela accroîtra les impôts, mais que les impôts brident le pouvoir d’achat, pèsent sur la consommation et font que les gens demandent des aides... difficile de voir comment l’on peut sans sortir sans qu’il soit tranché dans le vif au dépens de quelqu’un pour casser le cercle vicieux. Et si sur un système bloqué de la sorte se présente une difficulté conjoncturelle supplémentaire - hier une hausse du prix du pain, aujourd’hui celle du carburant - cela peut conduire à faire sauter l’ensemble.
Dans quelle mesure le parallèle entre notre époque et celle de la révolution, toutes proportions gardées, peut-il résider dans une forme d'incompréhension mutuelle entre le peuple et les élites ?
De ce point de vue aussi, notre société a de nombreux points communs avec la société d’Ancien Régime : la France à la veille de la Révolution n’avait plus connu de guerre sur son sol depuis trois quarts de siècle, or les longues périodes de paix ont tendance à favoriser les divisions au sein d’un corps social : les élites se sentent de plus en plus proches des élites des pays voisins plutôt que de leurs propres compatriotes des classes inférieures, notamment. Cela s’est observé à la Révolution par le nombre d’émigrés qui sont allés chercher le secours de parents ou membres de la noblesse en dehors des frontières du royaume, et cela s’observe aujourd’hui avec ce que l’on appelle les élites mondialisées, ou cosmopolites. Cela est concommittant avec le phénomène de fermeture des élites, qui ont tendance soit à la pure endogamie, soit à aller chercher leurs partenaires dans les élites des pays voisins, plutôt que de favoriser la montée des individus talentueux issus des classes inférieures. Il y a ainsi eu, à la fin du XVIIIe siècle, une tendance à la crispation de l’aristocratie française, la « réaction nobiliaire », qui a cherché à fermer l’accès des domaines qui lui étaient traditionnellement réservés, le corps des officiers de l’armée, par exemple. Cette endogamie des élites est également observée chez nous aujourd’hui.
Quelles sont les causes de ce phénomène, entre enfermement des élites, et incapacité de la contestation à formuler une alternative et des propositions ?
Il est normal que la contestation puisse formuler des propositions, puisque comme je l’ai dit le système est bloqué dans la mesure où, dans une économie largement socialisée, tout le monde dépend de tout le monde, et les revendications des uns est de nature à engendrer soit un coût, soit une perte chez les autres. Cela conduit d’ailleurs à une incompréhension du pouvoir : quand Emmanuel Macron dit en substance « on ne peut pas nous demander à la fois moins de taxes et plus de services publics, moins de hausse du carburant et plus de transition écologique », c’est cela qui transparaît. Mais la vérité est que chez les contestataires, et spécifiquement dans un mouvement aussi large que celui des Gilets Jaunes, qui au-delà de la mobilisation limitée est soutenu par 80% de la population, les revendications sont nécessairement très diverses. Globalement il s’agit de protester contre la baisse du pouvoir d’achat, mais chez les manifestants il peut s’agit soit de demander une hausse du smic pour les petits salariés, soit demander une baisse des cotisations URSSAF pour les indépendants, soit de demander une hausse des pensions pour les retraités... Tout cela pousse les élites, déjà très déconnectées de l’assise populaire, à balayer d’une main ce peuple qui ne sait pas ce qu’il veut.
Autre parallèle, le bras de fer observé entre la France périphérique et le centre décisionnel ?
Oui, cela est un phénomène récurrent dans l’histoire de notre pays, et pas toujours dans le même sens, d’ailleurs. Sous la Révolution, Paris était en pointe dans le mouvement révolutionnaire, tandis que la province était plus réticente, à tel point qu’à un moment deux tiers des départements étaient en insurrection contre le pouvoir jacobin. C’est encore le cas après 1848, où c’est finalement le peuple rural qui amène au pouvoir Louis-Napoléon Bonaparte, par peur de la fièvre parisienne. Et le cas le plus marquant, sans doute, est celui de la répression de la Commune, en 1871, par une Assemblée Nationale très conservatrice (les « Versaillais ») élue par la France rurale.
Aujourd’hui, et c’est peut-être une première dans l’Histoire, la « révolution » - soyons prudents en employant ce terme pas forcément justifié à ce stade - part de la France dite « périphérique » - et monte à Paris pour contester l’ordre établi. Cela est, me semble-t-il, assez nouveau, sauf à aller chercher des exemples très lointains, par exemple au XVe siècle lorsque les élites parisiennes étaient pratiquement acquises aux Anglais et où c’est depuis la province que le roi en exil dans son propre royaume, Charles VII, a dû planifier la reconquête.