Ma dernière intervention pour Atlantico : https://www.atlantico.fr/decryptage/3560570/mais-pourquoi-lui-plus-que-ses-predecesseurs--ces-equilibres-sociologiques-qu-emmanuel-macron-a-rompu-jerome-fourquet-philippe-fabry

Dans une note publiée en février dernier Jérôme Fourquet évoquait la sécession des élites dans un processus lancé depuis 1985, une analyse qui peut venir en miroir sur les fractures françaises révélées par les Gilets jaunes". Nous aimerions voir comment ces fractures latentes viennent à s'ouvrir aujourd’hui et quel en a été le processus d'un point de vue politique, sur les 30 dernières années ?

Fondamentalement, les trente dernières années ont été marquées par trois phénomènes majeurs : la mondialisation des échanges, la montée de la peur du changement climatique, et l’immigration de masse en Occident.  Ces phénomènes ont entraîné un bouleversement profond des clivages politiques en Occident en général et en France en particulier et fait apparaître deux camps : les « progressistes », qui prônent la poursuite de la mondialisation, croient en l’avenir multiculturel de la société et voient comme pioritaire la transition écologique, et les « populistes », qui voudraient à tout le moins un droit d’inventaire sur la mondialisation telle qu’elle s’est faite, s’inquiètent de leur identité de civilisation face à une immigration extérieure historiquement inédite et, sans contester l’importance de la protection de l’environnement, n’en font pas la priorité numéro une.

Une bonne moitié des « populistes » qui, en France, voient avec méfiance ces évolutions depuis trente ans constituent l’électorat du Front National. Or, depuis le milieu des années 1980, la stratégie de François Mitterrand, reprise ensuite à gauche et, surtout intériorisée en son principe par la droite, de diabolisation du FN a réduit au silence cette part de la population, en lui interdisant tout débouché électoral d’envergure, même partiel par une alliance avec la droite classique. On a donc mis, durant trente ans, un couvercle sur la marmite électorale de la droite populiste, ce qui a nécessairement eu un effet de faussement de l’évolution du pays : cette frange n’aurait certes jamais pu diriger le pays, mais son expression normale, à la même hauteur que la gauche populiste (anticapitaliste et immigrationniste), aurait à n’en pas douter eu un effet de long terme, car c’est toute la droite française qui a été poussée à l’autocensure durant des décennies, sauf quelques moments comme lors de l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007.

Cela a été rendu possible par cette caractéristique institutionnelle française qu’est le scrutin majoritaire à deux tours, qui élimine in fine toute représentation parlementaire, ou presque, pour un parti qui peut faire plus de 15%. Or, si vous regardez le pays qui est sans doute le plus proche de nous par la mentalité, l’Italie, les populistes coalisés ont fini par arriver au pouvoir sans que le pays soit jamais passé par la case « émeutes » : on n’a pas vu Rome brûler comme Paris avant l’arrivée de Salvini. Je mets cela sur le compte du système électoral italien, proportionnel, qui rend réellement compte de la composition politique du pays et a permis une transition « en souplesse » vers ce qu’on peut appeler l’alternance populiste. Alors qu’en France, si la même évolution semble couver, les institutions y font obstacle. Et c’est très dangereux : cela rend le régime instable.

Pensez vous que l'on pourrait schématiser la population par ensembles, entre un tiers état représenté par les classes populaires et classes moyennes, un clergé représenté par les classes supérieures, les fonctionnaires, et la technocratie, et les 1% ?

Je vois que vous voulez faire un parallèle avec les trois ordres de l’Ancien Régime à la fin de la Révolution. Je comprends cette volonté mais je proposerai un découpage un peu différent : en effet les « 1% » les plus fortunés ne font pas nécessairement partie d’une caste à part : il faut se souvenir qu’aujourd’hui, en France, un couple avec deux enfants fait partie des 1% plus gros revenus à partir de 15.000 € de revenu par mois. C’est très important, bien sûr, mais de (relativement) nombreux foyers de notables de province, par exemple, peuvent avoir de tels revenus, sans pour autant avoir le moindre rapport avec le pouvoir et les centres de décision du pays. Il faut donc oublier ce mythe du « 1% » qui désignerait de très grandes fortunes. Les très grandes fortunes ne se trouvent que dans un et même plutôt deux ordres de grandeur au-dessus, dans le 0,01%.

D’ailleurs, sous l’Ancien Régime, les castes se distinguaient de la fortune : il y avait des membres du clergé et de la noblesse pauvres, et des bourgeois du Tiers Etat riches. Si l’on veut faire un parallèle pertinent, il faut me semble-t-il le fonder sur le rôle sociopolitique et la place économique des différentes populations. Et dans ce cas, je dirais plutôt que la technocratie des hauts fonctionnaires, qui tiennent les leviers de l’administration et survivent aux mandats électoraux et aux alternances démocratiques, tout en étant très touchés par l’endogamie, ce qu’on appelle la reproduction des élites, et tous issus de la même formation - sciences-po et l’ENA pour les plus hauts placés - constituent la nouvelle noblesse. Le clergé, qui est là pour légitimer le Pouvoir, le critiquer modérément et relayer la pensée qu’il veut dominante,  ce sont aujourd’hui les « grands » médias : toute la presse écrite subventionnée, le service public audiovisuel (la redevance est la nouvelle dîme), et parfois les chaînes d’information possédées par de grandes fortunes proches du Pouvoir. Le Tiers Etat, ce sont les autres, ceux aux dépens desquels vivent les deux premiers groupes, ce qui va de l’ouvrier au SMIC qui lutte pour joindre les deux bouts à l’entrepreneur fortuné ou au notable bourgeois qui paient l’impôt sur la fortune immobilière et se battent pour maintenir le volume de leur patrimoine en dépit de la fiscalité élevée.

Ne pourrait-on pas alors considérer que la politique d'Emmanuel Macron, perçue comme le Président des riches, et le représentant de la technocratie, dispose d'un socle d'une pyramide à l'envers, expliquant la situation actuelle ?

Economiquement, la suppression de la taxation excessive des plus riches n’est certainement pas une absurdité : elle fait revenir les fortunes et encourage le développement des patrimoines, c’est donc une bonne mesure pour permettre la compétitivité du pays et l’enrichissement de la population. Le problème c’est que politiquement, une telle mesure ne peut pas être prise sans faire simultanément un gros effort sur la fiscalité touchant les classes moyennes, afin de s’assurer le soutien de celles-ci et donner un sentiment d’équité. Or, les classes moyennes, lorsqu’elles ont bénéficié de la baisse de la taxe d’habitation - ce qui n’est le cas que des moins aisées - ont perdu tout autant dans la taxation des carburants. Le soutien des classes moyennes est dès lors perdu, et sans doute d’autant plus fortement qu’il y a eu un véritable espoir avec l’élection de Macron : le jeune candidat se présentant hors des partis traditionnels et créant son propre mouvement à partir de rien semblait une façon de renverser la table tout en restant « modérés ». C’était comme voter populiste sans voter vraiment populiste. Je pense qu’il ne faut pas sous-estimer la déception populaire dans ce mouvement des Gilets Jaunes ; peut-être pas chez les Gilets eux-mêmes, mais au moins dans cette opinion qui les soutient aux trois quarts, et continue de le faire en dépit des violences.