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Historionomie - Le Blog de Philippe Fabry

Historionomie - Le Blog de Philippe Fabry
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21 janvier 2019

Migration vers www.historionomie.net

Chers lecteurs,

Je vous informe que désormais, plus aucun nouveau billet ne sera publié sur ce blog, qui se bornera à conserver mes anciennes publications.

Mes nouveaux articles seront publiés sur mon nouveau site https://www.historionomie.net, dans la rubrique "mes analyses".

Ce nouveau site contient, outre la nouvelle page de blog, une présentation générale de mon travail et un lien vers les pages de veille qui demeurent actives sur Facebook.

J'espère avoir le plaisir de vous y retrouver tous, ainsi que sur la page Facebook du site.

Pour ceux qui préfèrent la lecture par flux RSS, le bouton est présent sur le blog (voir image).

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15 janvier 2019

Zone de sécurité sous contrôle turc : premier pas vers la conquête turque du Rojava ?

Il est actuellement envisagé, à lire les tweets de Donald Trump et les réponses turques, la création dans le nord de la Syrie d'une "zone de sécurité" de 30km de large environ à la frontière turque. Erdogan a aussitôt souligné que cette bande de territoire pourrait être placée sous le contrôle de l'armée turque.

En l'état, c'est donc une occupation du nord de la Syrie qui est envisagée, un tiers du Rojava comme visible sur la carte suivante. 50314625_404652337022438_8309869515613667328_n

Erdogan a souligné que cette zone pourrait être "étendue", façon d'accepter l'opportunité qui lui serait donnée d'envahir ainsi son voisin, tout en se réservant le droit d'émettre des revendications plus importantes par la suite. 

 

2 janvier 2019

Gilets Jaunes : l’anti mai-68

(Voici un court article écrit il y a quelques temps mais que je n'ai réussi à placer nulle part.)

Lorsque l’on cherche à appréhender ce mouvement des Gilets Jaunes, le recours à l’histoire de notre pays, riche en révolutions, est sans doute le premier réflexe. Et la première comparaison qui vient souvent à l’esprit, c’est 1789, qui est évidemment la référence des références.

Et si le parallèle n’est pas absurde, il faut reconnaître qu’à simplement tenter d’assimiler les événements à des événements passés, on risque de manquer leur spécificité. Car si l’Histoire n’est pas exempte de redites et de récurrences, chacune s’inscrit cependant dans la suite des événements qui l’ont précédée, ce qui lui donne une identité propre, unique.

Les derniers événements de nature révolutionnaire, ou quasi-révolutionnaire, dans l’histoire de notre pays, sont les fameux événements de mai 68 qui, s’ils se sont achevés par des accords avec des syndicats qui ont permis de diviser les manifestants selon leur revendications et d’éteindre le mouvement étudiant initial, c’est bien celui-ci qui a été le grand gagnant, car si l’augmentation du SMIG concédée lors des accords de Grenelle s’est vite dissipée dans l’inflation, la pensée soixante-huitarde est devenue celle des élites françaises au cours des années 1980 et notre société actuelle est l’héritage de mai 68.

Cinquante ans plus tard surgit sous nos yeux ébahis le mouvement des Gilets Jaunes. On repense donc, après 1789, à cette dernière référence en date de 1968.

Or, il est remarquable de noter que le mouvement des Gilets Jaunes revêt tous les atours d’un anti-mai 68. Il en est l’exact contraire :

-          Mai 1968 commença à Paris, dans le quartier latin, le mouvement des Gilets Jaunes est né en province, dans la « France périphérique »

-          Mai 1968 était l’œuvre de fils de bourgeois avides de liberté de mœurs, les Gilets Jaunes sont originellement des français moyens soucieux de liberté économique, hostiles au matraquage fiscal

-          Mai 1968 a très rapidement eu des représentants, trotskystes, alors que les Gilets Jaunes sont très réticents à s’en donner

-       En Mai 1968 les intellectuels de gauche étaient favorables au mouvement, aujourd'hui ils conspuent les Gilets Jaunes

-          Les soixante-huitards traitaient le gouvernement et leurs aînés de fascistes, aujourd’hui c’est le gouvernement (et les anciens soixante-huitards) qui traitent les Gilets Jaunes de fascistes « rouge-bruns »

-          Les soixante-huitards sermonnaient leurs parents et l’autorité, les Gilets Jaunes s’inquiètent des petites retraites de leurs aînés,

-          Mai 1968 faisait chanter l’Internationale sur la tombe du Soldat inconnu, les Gilets Jaunes y chantent la Marseillaise

-          Plus symboliquement, Mai 1968 a commencé au printemps, les Gilets Jaunes à l’automne

L’on pourrait sans doute nourrir encore longuement cette liste.

Est-il étonnant, dès lors, de voir Daniel Cohn-Bendit venir expliquer maladroitement son soutien aux CRS sur lesquels il lançait des pavés cinquante ans plus tôt ? Le régime contesté, c’est aujourd’hui le sien, celui de sa génération. Avec un gouvernement qui, dans la continuité des exigences de liberté sexuelle de mai 1968, ne trouve rien de plus urgent à faire que d'annoncer le remboursement du préservatif en pleine crise sociale.

31 décembre 2018

Prospective pour l'année 2019

Il s'agit là de la suite de mon billet précédent concernant le bilan de 2018. Là encore, il doit être publié par Atlantico, mais je n'ai pas eu de nouvelles.

C'est vraisemblablement à l'échelon national que les problèmes laissés en suspens en 2018 se manifesteront le plus vite : au sortir des fêtes, il faudra voir si le mouvement des Gilets jaunes connaît un retour de flamme. Bien sûr, il est rare qu'un mouvement social qui s'est tassé reparte de plus belle aussi rapidement, mais la nature relativement inédite de ce mouvement spontané né et nourri par les réseaux sociaux  fait que l'hypothèse n'est pas invraisemblable. Surtout, si les mesures économiques annoncées ont sans doute suffi à calmer la part "opportuniste" du mouvement, avec les demandes de hausse du SMIC des ouvriers et employés des grandes villes, les motifs de grogne fiscale et le sentiment de relégation de la France périphérique demeurent et n'ont pas bénéficié d'un début de traitement, même purement par effets d'annonce. Il est donc tout à fait possible que la mise en place du prélèvement à la source ranime la flamme de la contestation. Et cela d'autant plus si les capacités logicielles de l'administration fiscale, sur laquelle planaient d'importants doutes durant l'été dernier au point que le Président ait hésité à tout abandonner, ne permettaient pas d'assurer une transition en douceur : il n'est qu'à voir les problèmes chroniques rencontrés par le logiciel Louvois pour payer quelques dizaines de milliers de fonctionnaires de l'armée pour s'inquiéter de ce que des difficultés techniques du même ordre pourraient produire comme chaos fiscal à l'échelle de la population des contribuables français.

Mais pour l'essentiel, c'est vraisemblablement le printemps qui nous donnera le vrai ton de l'année 2019, car il s'y concentre nombre d'échéances internationales importantes.

D'abord, il y aura le début de la véritable campagne pour les élections européennes, qui se tiendront au mois de mai. Il sera alors temps de mesurer véritablement, mieux que par les sondages actuels qui annoncent une forte poussée du Rassemblement National ou de Debout la France, quel est l'impact électoral des deux premières années de la présidence d'Emmanuel Macron. Cet impact sera évidemment, et sans doute plus que jamais, à analyser dans le cadre global de l'évolution politique de l'Europe, puisque se posera la question de la place de l'Europe "populiste" dans les instances européennes. Au mois d'Octobre dernier, Matteo Salvini disait réfléchir, en fonction du résultat des élections européennes, à une candidature à la présidence de la Commission.

Mais avant la tenue des élections européennes, la situation aux frontières orientales de l'Europe pourrait déjà avoir bien évolué en ce qui concerne la Biélorussie, dont il se dit de plus en plus que Poutine souhaite l'arrimer plus solidement à la Russie dans le cadre de l'Etat de l'Union, cette union entre Biélorussie et Russie existant depuis 1997 mais dont l'aspect politique ne progresse guère en raison de la présence du dictateur biélorusse, à la fois allié indéfectible d'un pays totalement dépendant et homme jaloux de son autonomie. Vladimir Poutine souhaiterait parachever rapidement cette Union afin de pouvoir en prendre la présidence après l'expiration de son mandat non renouvelable de Président de la Fédération de Russie en 2024. Il obtiendrait ainsi un poste encore supérieur - il deviendrait, en quelque sorte, "président de toutes les Russies", pour reprendre l'ancienne titulature des tsars - qui lui permettrait de devenir dirigeant à vie, comme son allié Xi Jinping.

De même, la situation aura bougé en Ukraine, que Poutine espère encore pouvoir récupérer comme il l'avait fait en 2009, cinq ans après la Révolution Orange, par l'élection de Yanoukovitch, qui a été renversé en 2014.

L'évolution sur ces deux fronts devrait être concomittante : un rapport doit être remis au Congrès américain sur la faisabilité et l'intérêt d'une base permanente en Pologne d'ici le 1er mars, et le 31 mars se tiendront les élections présidentielles en Ukraine. Au printemps 2019 Poutine saura donc à la fois si Poroshenko restera à la tête de l'Ukraine ou si d'éventuelles opportunités stratégiques s'ouvriront pour la Russie, avec le retour d'une direction plus malléable et favorable aux intérêts russes dans le pays, et si la Pologne abritera vraisemblablement une base permanente américaine ou pas. Il s'ensuivra que des décisions, actuellement en suspens, pourront être prises au Kremlin à la fois sur la conduite à tenir en Ukraine (poursuivre une stratégie d'étranglement, d'affaiblissement et de corruption, de guerre hybride, ou bien se lancer dans des opérations militaires de plus grande envergure), et sur celle à tenir en Biélorussie (convaincre Loukachenko d'accepter une base russe en Biélorussie comme réponse nécessaire à l'établissement d'une base américaine en Pologne, ou mesures plus radicales pour se débarrasser du dirigeant biélorusse et le remplacer par un homme de paille du Kremlin).

Le printemps s'avèrera également éclairant pour ce qui est du conflit "commercial" entre la Chine et les Etats-Unis (conflit géostratégique serait une meilleure dénomination). En effet, au lendemain du G20 de Buenos Aires, l'Amérique a suspendu pour trois mois l'application de nouveaux droits de douane sur les produits importés de Chine. Là aussi, c'est donc au début du mois de mars que nous verrons si les Américains et les Chinois ont réussi à s'entendre (ce qui est peu probable). Les tensions devraient donc repartir de plus belle et peser sur l'économie mondiale dont de plus en plus de voix s'élèvent pour s'alarmer de sa fragilité et craindre, précisément, une crise pour 2019. Les montagnes russes boursières des derniers jours de 2018 n'augurent d'ailleurs rien de bon à ce sujet.

Enfin, ce mois de mars 2019, décidément crucial, sera aussi celui qui verra arriver le nouveau Secrétaire à la Défense du gouvernement américain, en remplacement de James Mattis, qui a annoncé sa démission pour le 28 février. Cet événement pourrait être décisif pour l'avenir du Moyen-Orient : James Mattis représentait la continuité de la politique américaine des dernières décennies dans la région, et Donald Trump lui choisira vraisemblablement un remplaçant plus en phase avec ses propres vues, impliquant un redéploiement global de la puissance américaine, avec de nouveaux objectifs stratégiques - et spécifiquement, en ligne de mire, la Chine. 

Cette date devrait notamment avoir vu le départ de la plupart des troupes américaines en Syrie dont Donald Trump a décidé le retrait, et la voie sera alors ouverte aux troupes d'Erdogan pour lancer les opérations annoncées depuis des mois contre les Kurdes. L'on verra alors si Erdogan s'est entendu en sous-main avec Poutine et si celui-ci le laisse s'emparer du Rojava, probable objectif stratégique du dirigeant turc - cela est probable, car une solide présence militaire turque dans cette région enfoncerait un coin dans la continuité de "l'arc chiite" Liban-Syrie-Irak-Iran, et limiterait donc les capacités d'influence de Téhéran sur Damas, laissant par conséquent à la Russie la haute main sur le régime d'Assad.

21 décembre 2018

Retrait de Syrie et démission de Mattis

Double coup de tonnerre dans le ciel de cette fin d'année déjà bien encombrée par les bruits en provenance d'Ukraine, les tensions commerciales sino-américaines et les relents sordides de l'affaire Kashoggi : Donald Trump annonce brutalement, au lendemain de l'annonce par Erdogan de l'accord américain pour une intervention de l'armée turque en Syrie, le retrait des forces américaines qui y faisaient jusqu'à présent obstacle, et le lendemain le Secrétaire à la Défense américain, le général James Mattis, donne sa démission, en même temps qu'est annoncé par le Pentagone le retrait de la moitié des 14 000 soldats présents en Afghanistan.

Sans doute les deux événements sont-ils liés, mais il est très peu probable que la décision donnée par Mattis soit le produit d'un coup de tête après la décision de Donald Trump. Il est plus vraisemblable que le vieux général avait dans l'idée de démissionner depuis un moment, et n'a annoncé sa décision qu'aujourd'hui, deux mois avant la date annoncée de son départ (28 février 2019) parce que cela fera alors un peu plus de deux ans qu'il occupe le poste, durée suffisante pour ne pas paraître léger ; sans doute cette considération a-t-elle pesé chez un homme de devoir.

D'ailleurs, la volonté de maintenir une image digne apparaît dans la lettre d'explication qu'il a rédigée, et qui ne porte aucune critique directe contre Trump, mais souligne implicitement ses désaccords profonds avec le style et les décisions prises par le POTUS, sur deux points : l'importance stratégique du réseau d'alliances et le souci corollaire de traiter ses partenaires avec respect, d'une part, et d'autre part la nécessité de désigner les ennemis sans ambiguïté, notamment la Russie et la Chine.

C'est donc bien un désaccord de fond sur la politique stratégique de Donald Trump qui a motivé la démission de Mattis, et pas seulement l'un des derniers événéments, même si l'on peut supputer qu'entre les retraits complet de Syrie et partiel d'Afghanistan, et il y a une dizaine de jours les tweets ricanants à l'endroit d'Emmanuel Macron à propos des Gilets Jaunes, alors que la France est actuellement l'allié militaire le plus puissant, le plus efficace et le plus fiable des Etats-Unis (notamment du fait de l'épuisement du Royaume-Uni dans la décennie précédente), l'ont confirmé dans sa décision de quitter le gouvernement.

Je ne m'attarderai pas sur le premier volet des désaccords de Mattis avec Trump, l'attitude envers les alliés : ses raisons sont suffisamment évidentes, et sans doute particulièrement vives chez un militaire habitué à la coopération avec les alliés, sur un mode très professionnel, assez différent de la gestion politique des alliances, et en particulier de la gestion trumpienne. Soulignons simplement qu'avec le départ de Mattis, c'est un pas de plus qui éloigne du paradigme "l'Amérique et ses amis" en vigueur depuis 1918, et un pas de plus en direction de "l'Amérique et ses vassaux", ce qui est assez logique au vu de ce que j'anticipais dès l'élection de Trump.

Ce qui m'interesse ici est surtout de mesurer où se trouve le coeur du désaccord stratégique à propos des ennemis de l'Amérique, et également d'éclaircir la question des décisions de Trump lui-même, afin de mesurer si ses retraits de Syrie et d'Afghanistan sont purement pour complaire à ses électeurs isolationnistes ou si ils sont fondés sur une vision stratégique.

Mattis affirme :"je pense que nous devons être résolus et univoques dans notre approche au regard des pays dont les intérêts stratégiques sont de plus en plus opposés aux nôtres. Il est clair que la Chine et la Russie, par exemple, veulent dessiner un monde correspondant à leur modèle autoritaire - en gagnant un droit de veto sur les décisions économiques, diplomatiques et sécuritaires des autres nations - afin de promouvoir leurs propres intérêts aux dépens de leurs voisins, de l'Amérique et de leurs alliés. C'est pourquoi nous devons utiliser tous les instruments de la puissance américaine pour pourvoir à la défense commune".

On ne saurait, évidemment, remettre en question la clairvoyance de Mattis quant aux desseins de l'axe russo-chinois. Trump lui-même ne semble pas manquer de fermeté contre la Chine, et l'on peut donc penser que Mattis vise la relative détente opérée par Trump avec Poutine. Très relative, puisqu'accompagnée d'aucune diminution des sanctions et surtout marquée par une tentative de renouer le dialogue. Sans doute les grands médias vont-ils analyser cela sous le prisme de l'imbécile "collusion russe" et expliquer que le départ de Mattis est provoqué par la sympathie du Président pour Poutine.

Naturellement je pense que cette explication serait idiote puisqu'elle n'expliquerait pas que Mattis mentionne également la Chine. Il me semble donc que, plus profondément, c'est sur la stratégie choisie par Donald Trump que Mattis est en désaccord.

En effet, j'ai déjà eu l'occasion d'expliquer que Trump a tenté une détente, dans la mesure du possible, avec la Russie afin de la détacher de la Chine, pour reproduire en sens inverse le coup de Nixon. J'ai également dit pourquoi cela me paraissait voué à l'échec, et c'est probablement aussi l'avis de Mattis : sa lettre de démission laisse entendre que pour lui la Russie et la Chine pensent exactement de la même façon et agissent de conserve, de sorte que tout apaisement avec la Russie est non seulement inutile et inefficace mais dangereux, puisqu'il empêche partiellement de désigner l'ennemi et fait perdre du temps dans la prise de mesures nécessaires pour l'endiguer.

C'est donc un premier point, selon moi, de désaccord stratégique : Mattis ne croit pas à la vision de Trump qui est que Chine et Russie sont deux problèmes qui peuvent ne pas être traités simultanément, et pense que toutes les mesures de Trump visant à se concentrer sur la Chine mettent en danger l'Alliance Atlantique qui sera nécessaire contre l'un et l'autre. Sur ce volet, je suis plutôt d'accord avec Mattis.

Le deuxième point, lié au premier, est dans la gestion globale du Moyen-Orient - et nous revenons donc à la Syrie et l'Afghanistan. Mattis  a longtemps jugé que l'Iran était la principale menace de la région. Or la présence américaine en Syrie et en Afghanistan permettait de contenir la République islamique, et dans le même temps maintenait une arme dans le dos de la Chine qui, sans cela, n'est plus vulnérable que sur sa face Pacifique ; les USA affaiblissent donc un outil de dissuasion que Mattis avait cherché jusque-là à renforcer, obtenant un renfort de 4000 hommes en 2017. Mattis, de fait, est largement l'héritier des quarante années de stratégie américaine au cours desquelles il a servi, et qui faisaient du Moyen Orient un point de bascule stratégique qu'il était essentiel de tenir. 

A l'inverse, le Président a une vision révolutionnaire de la stratégie américaine, au sens premier : il veut tout changer. Depuis le début, Trump a une obsession : arrêter de gaspiller les forces et les crédits américains dans la police du Moyen-Orient, une lecture qui entre en résonnance avec l'évolution de la situation stratégique des Etats-Unis, qui ont acquis une large autonomie en matière énergétique. C'est, évidemment, le souci d'une partie de ses électeurs, mais il y a peut-être plus : Donald Trump a depuis plusieurs mois amorcé une confrontation stratégique avec la Chine, et il peut penser que se désengager du Moyen Orient est nécessaire pour se libérer une capacité d'action qui pourra peser dans la balance ; il ne s'agirait pas alors simplement d'un retrait, mais d'une mesure préalable à un redéploiement selon d'autres priorités stratégiques. En effet la Syrie n'est que peu d'intérêt dans la perspective d'une confrontation avec la Chine, et peut sembler, cyniquement, un os à ronger pour Poutine et Erdogan afin d'avoir les mains libres ailleurs. De même, le retrait d'Afghanistan, s'il devait se poursuivre, aurait une certaine logique : le pays est coincé entre la Chine et son désormais allié pakistanais, l'Iran et les Etats d'Asie centrale satellites de la Russie. En cas de confrontation avec l'axe russo-chinois, il serait impossible de ravitailler un contingent important dans ce pays. L'abandon de la position ou à tout le moins sa réduction peut donc être un choix sensé. Pour Trump, le containment de l'Iran n'est pas une priorité, et la fin de l'accord nucléaire et le rétablissement des sanctions doivent suffire - d'ailleurs, on peut constater que le coût de l'expansionnisme iranien dans la région est élevé, et lors de protestations en Iran, les citoyens de la République islamique ont fréquemment protesté contre ces interventions dispendieuses qui grèvent les finances d'un Etat déjà malade.

Cette nouvelle vision est partiellement justifiée, mais elle est aussi lourde de menaces : le retrait américain du Moyen Orient livre cette zone à l'influence russe et chinoise, et peut permettre un renforcement de l'influence de ces adversaires stratégiques, et en particulier accroître leurs capacités de pression sur l'Europe, qui dépend encore de ces régions pour son approvisionnement en hydrocarbures. Lâcher la bride sur le cou d'Erdogan présente un danger similaire, et l'on peut penser que Mattis considère, justement, que de diminuer fortement la présence américaine au Moyen Orient signifie en partie abandonner les alliés occidentaux qui ont suivi, précisément, les USA en Afghanistan et dans la Coalition internationale contre l'Etat islamique - deux points que l'ancien général souligne dans sa lettre de démission.

Cette démission est donc bien le signe de profondes divergences dans la vision stratégique mondiale. Elle ne permet pas en soi de condamner les changements voulus par Trump, mais souligne à quel point les évolutions actuelles ont rendu l'ordre mondial instable, et nécessitent l'établissement d'un nouvel équilibre.

 

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21 décembre 2018

Bilan de l'année 2018

Mon bilan de l'année. Billet qui devrait être publié sur Atlantico, mais comme je n'ai toujours pas de date, je le livre ici à mes lecteurs. A suivre dans quelques jours, prospective sur l'année 2019.

Dresser le bilan d'une année écoulée n'est pas une opération moins délicate que de se livrer à un exercice de prospection. Au contraire, puisqu'il s'agit, si l'on veut être pertinent, de mettre en exergue les événements susceptibles d'avoir des répercussions importantes à l'avenir. Ce que nous devons retenir de l'année écoulée, c'est donc d'abord et avant tout ce dont il faudra surveiller les suites l'an prochain.

Commençons par parler de nous, la France. Il va de soi que les événements de cette fin d'année, le mouvement des Gilets Jaunes, aura tendance à engloutir notre attention. Il faut le remettre en perspective avec cette première année complète de présidence d'Emmanuel Macron, et le considérer comme le grand choc qui avait été évité lors des réformes redoutées précédentes, notamment celle de la SNCF. L'été 2018 a été un tournant redoutable, relevant presque de la tragédie grecque : alors que jusqu'au mois de Juillet Emmanuel Macron semblait enjamber les obstacles sans difficulté, et porter ses réformes avec le soutien d'une population qui l'a élu comme un populiste soft, chargé de renverser la table sans être extrémiste, et que le destin le gratifiait même d'un triomphe en Coupe du Monde de football, semblant lui dérouler un tapis rouge pour poursuivre ses réformes à la tête d'un peuple français grisé par la victoire, tout a déraillé. D'abord l'affaire Benalla, qui l'a contraint à repousser sa réforme constitutionnelle, et a donné un coup d'arrêt brutal à sa communication du "nouveau monde". Au contraire, il a semblé s'emmurer et refuser de s'expliquer plus que ses prédécesseurs. Les fautes de communication se sont enchaînées, et les petites phrases qui pouvaient agacer auparavant mais que l'on parvenait à oublier, sont devenues insupportables.

Mais ce mouvement n'est pas proprement français, non plus qu'il n'est pas, en réalité, essentiellement l'effet de la personnalité et de l'action d'Emmanuel Macron. Il s'agit du même mouvement qui touche tout l'Occident depuis quelques années, et qui se manifeste par le réveil de la part "périphérique" des peuples ; cette vague qui a porté il y a deux ans Donald Trump au pouvoir outre-Atlantique, et qui cette année, a touché pour la première fois un grand pays d'Europe de l'Ouest, en Italie. Car si le référendum sur le Brexit a imposé en Angleterre une idée résultant de la colère du peuple britannique, il n'a pas amené des populistes au pouvoir. En Italie, Salvini n'est pas May, et cela se voit. On peut parier que dans les années qui viennent, la France basculera à son tour vers cette tendance, à présent qu'est pratiquement acté l'échec de Macron, qui se trouve, après moins de deux ans de pouvoir, dans une situation similaire à celle de Matteo Renzi après l'échec de sa réforme constitutionnelle en 2016. Reste à savoir la forme exacte que prendra le populisme français qui remportera vraisemblablement l'élection en 2022, car si les sondages placent le Rassemblement National en tête des européennes, les projections ne permettent pas encore d'envisager une victoire à la présidentielle.

Le contexte international de cette fin d'année est également gros d'enjeux nouveaux, ou renouvelés.

Au plus proche de nous, il y a d'abord le front de l'immigration, en Méditerranée. L'élection de la coalition en Italie et l'arrivée de Salvini à l'Intérieur ont diminué drastiquement le nombre de migrants arrivant dans la péninsule. Pour autant les flux se sont détournés via l'Espagne plutôt que de se tarir. Et la signature du Pacte de Marrakech n'envoie pas un signal de nature à décourager de nouvelles vagues.

A l'Est, la fin de l'année 2018 a vu un important retour de tensions tensions en Ukraine, sans doute au niveau le plus élevé depuis l'annexion de la Crimée. Des doutes subsistent sur les autour de la provocation du détroit de Kertch. Il y a une évidente volonté russe d'asphyxier les deux ports stratégiques de Berdyansk et Marioupol, toujours dans le même but de fragiliser le gouvernement. Poutine espère peut-être encore récupérer le pays comme après la Révolution orange (son candidat, Ianoukovitch, avait gagné l'élection présidentielle suivante, après l'échec de Ioutchenko), ou à tout le moins le décomposer s'il ne peut le reprendre. Poutine pourrait aussi être tenté par une aventure militaire, même limitée, pour regonfler sa popularité au plus bas après sa réforme impopulaire des retraites.

De son côté Poroshenko est également poussé à l'escalade par sa situation politique, en raison de l'approche de l'élection, fin mars 2019. Des raisons d'escalade des deux côtés, donc, mais pas exactement coordonnées : Poutine n'a pas d'intérêt à frapper avant l'élection ukrainienne dont il peut espérer un mieux, alors que c'est avant l'élection que Poroshenko pourrait avoir un intérêt personnel à un conflit qui unirait le pays derrière lui.

La situation en Ukraine doit aussi être considérée dans la globalité du "front" OTAN-Russie. Ainsi, plus au nord, se pose simultanément la question d'une base américaine en Pologne, que réclament les Polonais mais qui rencontre l'hésitation de Washington, et d'une éventuelle base russe en Biélorussie, que réclame avec insistance le Kremlin mais que refuse Loukachenko.

Au Moyen-Orient, la défaite de la vision (floue) occidentale en Syrie est actée ; Poutine a gagné mais la question du partage du pays se pose. Erdogan a trois millions de réfugiés syriens et lorgne sur le Rojava : il rêve de s'en emparer et d'y implanter ses syriens naturalisés turcs afin d'une part de noyer les Kurdes et de les neutraliser, et de donner une légitimité à la Turquie sur la région afin de l'annexer de fait. Erdogan ronge son frein depuis un moment, car les Américains ne voulaient pas de cela.

Bachar el-Assad n'en veut pas non plus mais il est douteux que Poutine s'y opposerait ou soit prêt à s'engager contre Erdogan pour protéger cette partie problématique du territoire syrien. Erdogan est sans doute le dirigeant le plus solide actuellement au Moyen Orient, et doté des moyens d'une politique régionale plus importants que l'Iran, par exemple. Il profite en outre du discrédit de l'Arabie Saoudite - qu'il a partiellement orchestré - autour de l'affaire Kashoggi. Cependant si depuis des mois Erdogan dit qu'il est prêt à envahir les régions kurdes, il n'a pas encore bougé. Cela peut autant être dû à la réticence américaine qu'à l'ampleur de l'opération projetée, qui peut exiger des moyens très supérieurs à la prise d'Efrin. Le retrait brutal décidé par Trump le 20 décembre a offert un rebondissement de fin d'année, qui ouvre la voie à une intervention turque.

Enfin, côté Pacifique, 2018 aura à la fois dissipé le rêve de démocratisation de la Chine, avec la capacité acquise par Xi Jinping d'être président à vie, brisant le système bâti par Deng Xiaoping auquel le pays a dû son extraordinaire essor des dernières décennies. Dans le même temps, le masque du projet "route de la soie" tombe  et se dévoile comme une méthode d'impérialisme redoutable, une trappe à dette pour les pays "bénéficiaires" contraints à des concessions renforçant l'emprise chinoise sur eux.

En réaction, nous avons assisté au début de la guerre froide USA-Chine : Donald Trump reprend les recettes qui ont fait tomber l'URSS et les applique toutes simultanément à la Chine : sanctions commerciales, diplomatie triangulaire "inversée" en tentant un rapprochement avec Moscou, création de la Space Force, réédition de la guerre des étoiles... La trêve de trois mois décidée le 1er décembre au terme du G20 est fragile : elle a été concomittante de l'arrestation de Meng Wanzhou, cadre dirigeant du géant chinois des télécoms Huawei, signal très dur envoyé au gouvernement chinois et à ses ambitions économiques mondiales, et qui a été reçu comme tel.

2018 s'achève donc grosse de questions pour 2019, et dans le même temps le champ des possibles paraît se réduire à mesure que les lignes de fractures apparaissent plus nettes.

6 décembre 2018

ITW Atlantico : Mais pourquoi lui plus que ses prédécesseurs ? Ces équilibres sociologiques qu'Emmanuel Macron a rompus

Ma dernière intervention pour Atlantico : https://www.atlantico.fr/decryptage/3560570/mais-pourquoi-lui-plus-que-ses-predecesseurs--ces-equilibres-sociologiques-qu-emmanuel-macron-a-rompu-jerome-fourquet-philippe-fabry

Dans une note publiée en février dernier Jérôme Fourquet évoquait la sécession des élites dans un processus lancé depuis 1985, une analyse qui peut venir en miroir sur les fractures françaises révélées par les Gilets jaunes". Nous aimerions voir comment ces fractures latentes viennent à s'ouvrir aujourd’hui et quel en a été le processus d'un point de vue politique, sur les 30 dernières années ?

Fondamentalement, les trente dernières années ont été marquées par trois phénomènes majeurs : la mondialisation des échanges, la montée de la peur du changement climatique, et l’immigration de masse en Occident.  Ces phénomènes ont entraîné un bouleversement profond des clivages politiques en Occident en général et en France en particulier et fait apparaître deux camps : les « progressistes », qui prônent la poursuite de la mondialisation, croient en l’avenir multiculturel de la société et voient comme pioritaire la transition écologique, et les « populistes », qui voudraient à tout le moins un droit d’inventaire sur la mondialisation telle qu’elle s’est faite, s’inquiètent de leur identité de civilisation face à une immigration extérieure historiquement inédite et, sans contester l’importance de la protection de l’environnement, n’en font pas la priorité numéro une.

Une bonne moitié des « populistes » qui, en France, voient avec méfiance ces évolutions depuis trente ans constituent l’électorat du Front National. Or, depuis le milieu des années 1980, la stratégie de François Mitterrand, reprise ensuite à gauche et, surtout intériorisée en son principe par la droite, de diabolisation du FN a réduit au silence cette part de la population, en lui interdisant tout débouché électoral d’envergure, même partiel par une alliance avec la droite classique. On a donc mis, durant trente ans, un couvercle sur la marmite électorale de la droite populiste, ce qui a nécessairement eu un effet de faussement de l’évolution du pays : cette frange n’aurait certes jamais pu diriger le pays, mais son expression normale, à la même hauteur que la gauche populiste (anticapitaliste et immigrationniste), aurait à n’en pas douter eu un effet de long terme, car c’est toute la droite française qui a été poussée à l’autocensure durant des décennies, sauf quelques moments comme lors de l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007.

Cela a été rendu possible par cette caractéristique institutionnelle française qu’est le scrutin majoritaire à deux tours, qui élimine in fine toute représentation parlementaire, ou presque, pour un parti qui peut faire plus de 15%. Or, si vous regardez le pays qui est sans doute le plus proche de nous par la mentalité, l’Italie, les populistes coalisés ont fini par arriver au pouvoir sans que le pays soit jamais passé par la case « émeutes » : on n’a pas vu Rome brûler comme Paris avant l’arrivée de Salvini. Je mets cela sur le compte du système électoral italien, proportionnel, qui rend réellement compte de la composition politique du pays et a permis une transition « en souplesse » vers ce qu’on peut appeler l’alternance populiste. Alors qu’en France, si la même évolution semble couver, les institutions y font obstacle. Et c’est très dangereux : cela rend le régime instable.

Pensez vous que l'on pourrait schématiser la population par ensembles, entre un tiers état représenté par les classes populaires et classes moyennes, un clergé représenté par les classes supérieures, les fonctionnaires, et la technocratie, et les 1% ?

Je vois que vous voulez faire un parallèle avec les trois ordres de l’Ancien Régime à la fin de la Révolution. Je comprends cette volonté mais je proposerai un découpage un peu différent : en effet les « 1% » les plus fortunés ne font pas nécessairement partie d’une caste à part : il faut se souvenir qu’aujourd’hui, en France, un couple avec deux enfants fait partie des 1% plus gros revenus à partir de 15.000 € de revenu par mois. C’est très important, bien sûr, mais de (relativement) nombreux foyers de notables de province, par exemple, peuvent avoir de tels revenus, sans pour autant avoir le moindre rapport avec le pouvoir et les centres de décision du pays. Il faut donc oublier ce mythe du « 1% » qui désignerait de très grandes fortunes. Les très grandes fortunes ne se trouvent que dans un et même plutôt deux ordres de grandeur au-dessus, dans le 0,01%.

D’ailleurs, sous l’Ancien Régime, les castes se distinguaient de la fortune : il y avait des membres du clergé et de la noblesse pauvres, et des bourgeois du Tiers Etat riches. Si l’on veut faire un parallèle pertinent, il faut me semble-t-il le fonder sur le rôle sociopolitique et la place économique des différentes populations. Et dans ce cas, je dirais plutôt que la technocratie des hauts fonctionnaires, qui tiennent les leviers de l’administration et survivent aux mandats électoraux et aux alternances démocratiques, tout en étant très touchés par l’endogamie, ce qu’on appelle la reproduction des élites, et tous issus de la même formation - sciences-po et l’ENA pour les plus hauts placés - constituent la nouvelle noblesse. Le clergé, qui est là pour légitimer le Pouvoir, le critiquer modérément et relayer la pensée qu’il veut dominante,  ce sont aujourd’hui les « grands » médias : toute la presse écrite subventionnée, le service public audiovisuel (la redevance est la nouvelle dîme), et parfois les chaînes d’information possédées par de grandes fortunes proches du Pouvoir. Le Tiers Etat, ce sont les autres, ceux aux dépens desquels vivent les deux premiers groupes, ce qui va de l’ouvrier au SMIC qui lutte pour joindre les deux bouts à l’entrepreneur fortuné ou au notable bourgeois qui paient l’impôt sur la fortune immobilière et se battent pour maintenir le volume de leur patrimoine en dépit de la fiscalité élevée.

Ne pourrait-on pas alors considérer que la politique d'Emmanuel Macron, perçue comme le Président des riches, et le représentant de la technocratie, dispose d'un socle d'une pyramide à l'envers, expliquant la situation actuelle ?

Economiquement, la suppression de la taxation excessive des plus riches n’est certainement pas une absurdité : elle fait revenir les fortunes et encourage le développement des patrimoines, c’est donc une bonne mesure pour permettre la compétitivité du pays et l’enrichissement de la population. Le problème c’est que politiquement, une telle mesure ne peut pas être prise sans faire simultanément un gros effort sur la fiscalité touchant les classes moyennes, afin de s’assurer le soutien de celles-ci et donner un sentiment d’équité. Or, les classes moyennes, lorsqu’elles ont bénéficié de la baisse de la taxe d’habitation - ce qui n’est le cas que des moins aisées - ont perdu tout autant dans la taxation des carburants. Le soutien des classes moyennes est dès lors perdu, et sans doute d’autant plus fortement qu’il y a eu un véritable espoir avec l’élection de Macron : le jeune candidat se présentant hors des partis traditionnels et créant son propre mouvement à partir de rien semblait une façon de renverser la table tout en restant « modérés ». C’était comme voter populiste sans voter vraiment populiste. Je pense qu’il ne faut pas sous-estimer la déception populaire dans ce mouvement des Gilets Jaunes ; peut-être pas chez les Gilets eux-mêmes, mais au moins dans cette opinion qui les soutient aux trois quarts, et continue de le faire en dépit des violences.

28 novembre 2018

ITW Atlantico : Gilets Jaunes, grande concertation et parallèle révolutionnaire.

A retrouver ici : https://www.atlantico.fr/decryptage/3559973/la-grande-concertation-lancee-par-emmanuel-macron-pourrait-elle-declencher-un-processus-similaire-a-celui-des-etats-generaux-de-1789--philippe-fabry-edouard-husson

Dans quelle mesure notre situation actuelle peut-elle faire écho à celle de de la Révolution française ?

C’est évidemment la référence qui vient immédiatement à l’esprit. D’aucun objecteront que la situation n’est pas comparable car nous sommes dans un régime démocratique, pas sous une monarchie absolue, etc. Pour autant lorsque l’on veut comprendre les séismes qui peuvent affecter des régimes politiques entier, il faut aller au-delà de l’aspect des choses et considérer les structures institutionnelles, sociales et politiques.

D’abord, il y a bien sûr cette fonction présidentielle qui, quoi qu’élective, est bien souvent, et à raison, qualifiée de « monarchique », tant il est vrai que pratiquement tout le pouvoir réside, durant cinq ans, dans les mains d’un seul homme.

Ensuite, nous vivons dans une société sur laquelle l’emprise de l’Administration est énorme ; cela évoque des passages de Tocqueville sur l’Ancien Régime, où il expliquait qu’il y avait des formulaires pour tout. L’imposition directe était moindre qu’aujourd’hui mais des services comme la justice, par exemple, étaient très coûteux, avec le système des épices qu’il fallait payer aux juges pour que ceux-ci se rémunèrent, ainsi que leurs aides.

En outre, notre société d’aujourd’hui a aussi son clergé et sa noblesse : les médias subventionnés par l’Etat, qui portent la foi directrice des politiques - aujourd’hui le changement climatique, au nom duquel on exige, dans un vocable très religieux, des « sacrifices » afin de repousser « la fin du monde », avec un obscurantisme dont, d’ailleurs, je ne suis pas sûr que le clergé des années 1780 eût fait preuve - et les hauts fonctionnaires, qui dirigent le pays, sont intriqués avec les élites économiques - de nombreuses entreprises du CAC 40 sont dirigées ou ont été dirigées par un énarque, ou en ont dans leur conseil d’administration.

Et puis il y a l’aspect bloqué du système économique et social. Je me souviens d’un film remarquable, 1788, aujourd’hui disponible gratuitement sur Youtube, qui montre cela admirablement : vous avez les paysans qui se plaignent de ce que le noble local cherche à les spolier de leurs droits coutumiers en vendant une terre dont ils avaient l’usage gratuit, le noble local qui lui-même n’a pas le choix car, invalide de guerre, il dépend d’une pension du Roi que celui-ci a du mal à payer en raison des difficultés financières, le bourgeois qui veut acheter la terre au noble parce qu’il comprend que l’usage gratuit des paysans est en réalité un gaspillage d’une terre qui devrait être très rentable, etc. Tout se tient, et le système est irréformable : il ne peut que sauter. Aujourd’hui, quand on considère à quel point les impôts servent à financer des aides qui servent à stimuler la consommation dont on espère que cela accroîtra les impôts, mais que les impôts brident le pouvoir d’achat, pèsent sur la consommation et font que les gens demandent des aides...  difficile de voir comment l’on peut sans sortir sans qu’il soit tranché dans le vif au dépens de quelqu’un pour casser le cercle vicieux. Et si sur un système bloqué de la sorte se présente une difficulté conjoncturelle supplémentaire - hier une hausse du prix du pain, aujourd’hui celle du carburant - cela peut conduire à faire sauter l’ensemble.

Dans quelle mesure le parallèle entre notre époque et celle de la révolution, toutes proportions gardées, peut-il résider dans une forme d'incompréhension mutuelle entre le peuple et les élites ?

De ce point de vue aussi, notre société a de nombreux points communs avec la société d’Ancien Régime : la France à la veille de la Révolution n’avait plus connu de guerre sur son sol depuis trois quarts de siècle, or les longues périodes de paix ont tendance à favoriser les divisions au sein d’un corps social : les élites se sentent de plus en plus proches des élites des pays voisins plutôt que de leurs propres compatriotes des classes inférieures, notamment. Cela s’est observé à la Révolution par le nombre d’émigrés qui sont allés chercher le secours de parents ou membres de la noblesse en dehors des frontières du royaume, et cela s’observe aujourd’hui avec ce que l’on appelle les élites mondialisées, ou cosmopolites. Cela est concommittant avec le phénomène de fermeture des élites, qui ont tendance soit à la pure endogamie, soit à aller chercher leurs partenaires dans les élites des pays voisins, plutôt que de favoriser la montée des individus talentueux issus des classes inférieures. Il y a ainsi eu, à la fin du XVIIIe siècle, une tendance à la crispation de l’aristocratie française, la « réaction nobiliaire », qui a cherché à fermer l’accès des domaines qui lui étaient traditionnellement réservés, le corps des officiers de l’armée, par exemple. Cette endogamie des élites est également observée chez nous aujourd’hui.

 

Quelles sont les causes de ce phénomène, entre enfermement des élites, et incapacité de la contestation à formuler une alternative et des propositions ?

Il est normal que la contestation puisse formuler des propositions, puisque comme je l’ai dit le système est bloqué dans la mesure où, dans une économie largement socialisée, tout le monde dépend de tout le monde, et les revendications des uns est de nature à engendrer soit un coût, soit une perte chez les autres. Cela conduit d’ailleurs à une incompréhension du pouvoir : quand Emmanuel Macron dit en substance « on ne peut pas nous demander à la fois moins de taxes et plus de services publics, moins de hausse du carburant et plus de transition écologique », c’est cela qui transparaît. Mais la vérité est que chez les contestataires, et spécifiquement dans un mouvement aussi large que celui des Gilets Jaunes, qui au-delà de la mobilisation limitée est soutenu par 80% de la population, les revendications sont nécessairement très diverses. Globalement il s’agit de protester contre la baisse du pouvoir d’achat, mais chez les manifestants il peut s’agit soit de demander une hausse du smic pour les petits salariés, soit demander une baisse des cotisations URSSAF pour les indépendants, soit de demander une hausse des pensions pour les retraités... Tout cela pousse les élites, déjà très déconnectées de l’assise populaire, à balayer d’une main ce peuple qui ne sait pas ce qu’il veut.

Autre parallèle, le bras de fer observé entre la France périphérique et le centre décisionnel ? 

Oui, cela est un phénomène récurrent dans l’histoire de notre pays, et pas toujours dans le même sens, d’ailleurs. Sous la Révolution, Paris était en pointe dans le mouvement révolutionnaire, tandis que la province était plus réticente, à tel point qu’à un moment deux tiers des départements étaient en insurrection contre le pouvoir jacobin. C’est encore le cas après 1848, où c’est finalement le peuple rural qui amène au pouvoir Louis-Napoléon Bonaparte, par peur de la fièvre parisienne. Et le cas le plus marquant, sans doute, est celui de la répression de la Commune, en 1871, par une Assemblée Nationale très conservatrice (les « Versaillais ») élue par la France rurale.

Aujourd’hui, et c’est peut-être une première dans l’Histoire, la « révolution » - soyons prudents en employant ce terme pas forcément justifié à ce stade - part de la France dite « périphérique » - et monte à Paris pour contester l’ordre établi. Cela est, me semble-t-il, assez nouveau, sauf à aller chercher des exemples très lointains, par exemple au XVe siècle lorsque les élites parisiennes étaient pratiquement acquises aux Anglais et où c’est depuis la province que le roi en exil dans son propre royaume, Charles VII, a dû planifier la reconquête.

24 novembre 2018

Socialisme, libéralisme, étiquettes et gilets jaunes

Le mouvement des Gilets Jaunes est l'occasion de nombreuses discussions dans les milieux libéraux, voire de déchirements quand il s'agit de jauger le mouvement et ses possibles débouchés : certains se félicitent d'entendre un appel à la baisse des taxes, et voient la révolte fiscale. D'autres pointent plutôt le fait que le mouvement soit soutenu à plus de 90% par les électeurs du Rassemblement National et de la France Insoumise, et y voient par conséquent un mouvement collectiviste, qui ne pourrait déboucher que sur plus d'impôts et d'Etat.

Je ne vais pas entrer précisément dans ce débat, mais il m'est l'occasion d'exposer une réflexion que je me fais depuis un moment que je fréquente nos milieux libéraux et que j'ai assisté ou participé à des joutes verbales entre libéraux et socialistes ou communistes. Et je pense que cette réflexion, qui relève à la fois de la considération historico-politico-idéologique, et du simple examen de conscience d'un libéral militant, peut aider à appréhender ce mouvement de révolte qui a saisi notre pays.

Après plusieurs années de débats, j'ai constaté que les libéraux sont aussi prompts à traiter leurs contradicteurs de socialistes et de communistes que les socialistes et les communistes ont la fâcheuse habitude de crier à l'ultralibéralisme. Et si nous autres, libéraux, aimons à ricaner des socialistes qui disent que tel régime failli "n'était pas le vrai socialisme", il faut bien avouer que, lorsque l'on nous cite comme contre-exemple une mauvaise situation aux Etats-Unis ou dans un autre payx capitaliste, nous répondons de la même manière que ledit pays n'est pas un exemple de libéralisme. Ne devrions-nous pas nous méfier des étiquettes, y compris celles de "libéral" et de "socialiste" ? Ne sont-elles pas un lourd handicap dans la diffusion des solutions libérales ?

Pour ma part, dans mes écrits abordant ces questions, j'emploie toujours les mots "libéralisme" et "socialisme" dans des sens tirés de la lecture d'Hayek, c'est-à-dire selon des définitions structurelles, pratiques, et non intentionnelles. Ainsi à la suite du grand auteur, il me semble qu'il faut plutôt considérer deux idéaux-types, le libéral où la primauté est donnée à l'individu et à sa liberté, et qui tend donc à une intervention minimale de l'Etat, dans l'économie et ailleurs, et le socialiste où l'Etat tend à s'occuper de tout, tout régenter, tout planifier. L'intérêt premier de ces définitions pratiques est qu'elles peuvent s'appliquer à des systèmes dont l'existence est antérieure à l'apparition des concepts de "libéralisme" et de "socialisme", sans qu'il puisse s'agir d'un anachronisme. Mais un autre avantage décisif est d'écarter pour appréhender ces deux ensembles idéologiques des intentions qui animent leurs membres, leurs militants, leurs auteurs.

Pour autant, cet usage n'est pas toujours pertinent lorsqu'il s'agit de discuter et de convaincre des gens d'en-face, car il s'agit alors d'évoquer avec eux leurs intentions. Et, il faut bien le dire, si l'on se fie aux intentions, les choses sont extrêmement brouillés.

En effet, j'ai croisé bien peu de socialistes qui admettaient vouloir donner à l'Etat le pouvoir de tout régenter. Leurs buts apparaissent souvent comme étant l'émancipation individuelle, notamment vis-à-vis des contingences économiques. Et il faut se souvenir que le socialisme n'est historiquement pas moins lié aux courants anarchistes que le libéralisme. Un Proudhon a pu dire dans sa vie autant "la propriété, c'est le vol" que "la propriété, c'est la liberté". Et songeons même à Karl Marx, pour lequel la dictature du prolétariat n'était censée être qu'une étape vers la "société autogérée"... laquelle, à y bien regarder, ressemblerait beaucoup, en pratique, au rêve des anarcho-capitalistes.

Poussons plus loin, et souvenons-nous que le gouvernement provisoire du socialiste marxiste Kerenski, dans la Russie de 1917, et avant le coup d'Etat bolchévique d'Octobre, fut en fait très libéral. Or la Russie, ainsi que je l'ai déjà écrit dans ces colonnes  et plus abondamment détaillé dans mon dernier livre a vécu exactement le même type de mouvement révolutionnaire qu'avant elle l'Angleterre ou la France, et simultanément à elle l'Allemagne, par exemple. Si l'on prend la comparaison avec la Révolution française, que les lecteurs de Contrepoints connaissent le mieux, Kerenski a opéré les réformes libérales que commirent chez nous les révolutionnaires de 1789 avec la fin des corporations et la réforme agraire que fut la confiscation des biens du clergé. Pourtant, les révolutionnaires français, Pierre d'Allarde et Isaac Le Chapelier, maîtres d'oeuvre de ces réformes, en tête, étaient héritiers de la pensée des physiocrates et de Turgot. Comment se fait-il qu'un marxiste comme Kerenski ait porté les mêmes réformes qu'eux dans la Russie de 1917, au moment où elle engageait à son tourt sa rupture avec l'Ancien Régime ?

Restons en Russie, et considérons le phénomène suivant : en 1917, les Bolchéviks de Lénine prennent le pouvoir et mettent en place une série de mesures collectivistes, qui vont plonger le pays dans un désarroi complet mêlant hyperinflation, effondrement de la production, chute de l'espérance de vie. La même chose était arrivée en France avec les Jacobins de la Commune Insurrectionnelle de Paris de 1792, la crise des assignats, la Loi du Maximum de la Convention et la guerre civile.

C'est un événement typique du mouvement de révolution, la mise au pas de l'assemblée représentative issue de la tentative démocratique du régime déchu (Constitution de 1791, Gouvernement provisoire russe) par les révolutionnaires radicaux (en France les Jacobins, en Russie les Bolchéviks), et la mise en place durant quelques mois ou années de politiques collectivistes qui plongent le pays dans la tourmente. A chaque fois ces politiques radicalement contraires aux premières mesures, libérales, de la révolution, ont pourtant pour justification les mêmes idées : les Lumières en France, le marxisme en Russie.

Or, un tel enchaînement se retrouve aussi dans la Russie post-URSS, avec la crise constitutionnelle de 1993, lorsque Boris Eltsine a fait tirer au canon sur la Maison-Blanche abritant le Congrès des députés du peuple de Russie, qui avait prononcé sa destitution, après qu'il eut en tout illégalité prononcé la dissolution dudit congrès -lequel avait amorcé les réformes libérales dans le cadre de la Perestroïka.

Il est remarquable de noter que la vision défendue par Eltsine et ses partisans était la poursuite de la "thérapie de choc" économique menée par Iegor Gaïdar, idéologiquement à l'opposé du communisme poursuivi par les Bolchéviks de Lénine lors d'Octobre rouge, puisqu'il s'agissait d'instaurer brusquement et définitivement non pas le communisme, mais le capitalisme, maisque ces mesures exactement opposées eurent exactement le même effet :  hyperinflation, effondrement de la production, chute de l'espérance de vie, confiscation de l'économie par des oligarques.

Allons plus loin : de fait, si l'on va au fond des choses, l'appel à la mise en commun des moyens de production est-elle autre chose qu'un rêve d'actionnariat universel ? Les ouvriers de l'usine qui ont un rêve communiste ne souhaitent-ils pas, la plupart du temps, être en réalité actionnaires de cette usine ?

Cela pourra faire bondir mes lecteurs mais je leur demanderai de bien réfléchir à la chronologie historique : pourquoi le socialisme est-il apparu au XIXe siècle, après le libéralisme, pour finalement produire, lors de la révolution de 1917 des résultats similaires ainsi que je l'ai rappelé ci-dessus ? (Note : qu'on ne me dise pas que ce n'est pas le cas parce que le communisme a persisté jusqu'en 1991, cela est un accident historique lié à l'agression allemande contre l'URSS qui a permis de fonder la légitimité de Staline et du Parti sur autre chose que la seule idéologie léniniste ; sans elle, la Russie aurait cessé d'être communiste dès les années 1950 mais ce serait trop long à démontrer ici).

Parce que le rêve capitaliste, la propriété individuelle, la liberté, est un rêve universel des hommes, et qu'en définitive l'idéologie socialiste originelle - je ne parle donc pas de la pratique et de la définition d'Hayek - est l'expression du désir capitaliste des oubliés du capitalisme, ces ouvriers du XIXe siècle qui n'avaient pas accès à la propriété - ce que Marx désignait, précisément, comme le prolétariat.

Lorsque Guizot, dans les années 1840, répliquait à ceux-ci, qui réclamaient l'extension du droit de suffrage par la diminution du cens, lequel n'autorisait le vote que des 2% les plus riches de la population française, "enrichissez-vous par le travail et par l'épargne", l'injonction était totalement déconnectée de la réalité de la condition ouvrière. Les revenus des ouvriers étaient insuffisants pour leur permettre d'accéder à l'actionnariat et de s'enrichir, et cela notamment à cause des politiques conduites par des gouvernements aux mains des grands propriétaires fonciers et des grands capitaines d'industrie : le protectionnisme interdisait aux salariés français l'accès aux produits britanniques à moindre coût, et la politique de répression des "classes laborieuses" permettait de maintenir des salaires bas.

Il faut en effet se souvenir que, si les législations portées durant la Révolution par Allarde et Le Chapelier, toujours en vigueur au XIXe siècle, interdisaient les syndicats patronaux et ouvriers, la réalité était que face à des ouvriers durement réprimés dans leurs tentatives de "coalitions", le grand patronat avait en fait le plus puissant des syndicats : le gouvernement, l'Etat lui-même. Contraire, donc, aux intentions des décret d'Allarde et loi Le Chapelier. C'est dans ce contexte qu'est née l'idée "d'exploitation capitaliste" : un capitalisme confisqué par les plus gros, avec l'assentiment tacite des petits propriétaires craignant le désordre social.

Ecoutons même ce que  disait Frédéric Bastiat de ce rêve ouvrier de l'accès à la propriété "Il suit de là que l’intérêt fondamental des ouvriers est que le capital se forme rapidement ; que par leur prompte accumulation, les matériaux, les instruments et les provisions se fassent entre eux une active concurrence. Il n’y a que cela qui puisse améliorer le sort des travailleurs. Et quelle est la condition essentielle pour que les capitaux se forment ? C’est que chacun soit sûr d’être réellement propriétaire, dans toute l’étendue du mot, de son travail et de ses épargnes. Propriété, sécurité, liberté, ordre, paix, économie, voilà ce qui intéresse tout le monde, mais surtout, et au plus haut degré, les prolétaires.

Communistes. À toutes les époques, il s’est rencontré des cœurs honnêtes et bienveillants, des Thomas Morus, des Harrington, des Fénelon, qui, blessés par le spectacle des souffrances humaines et de l’inégalité des conditions, ont cherché un refuge dans l’utopie communiste.

Quelque étrange que cela puisse paraître, j’affirme que le régime propriétaire tend à réaliser de plus en plus, sous nos yeux, cette utopie. C’est pour cela que j’ai dit en commençant que la propriété était essentiellement démocratique." (Pamphlets, Propriété et spoliation, 4ème lettre).

De la même manière qu'Hayek définissait le fascisme comme le socialisme des oubliés du socialisme (pratique), le socialisme (intentionnel) devait être le capitalisme des oubliés du capitalisme.

Il n'est donc pas surprenant, en fin de compte, que des mouvements portant en apparence des revendications collectivistes accouchent en réalité de réformes libérales... et inversement que des revendications libérales accouchent en fait d'un capitalisme de connivence.

Il me semble, donc, que nous autres libéraux, dans nos débats avec les socialistes, et avec tous les autres, devrions prendre conscience du poids excessif des mots qui divisent souvent sans raison et empêchent de saisir, derrière ceux-ci, des aspirations et des attentes, des buts poursuivis qui peuvent en réalité être exactement similaires.

Plus encore, nous devons prendre garde à ne pas devenir otages de mots ou de concepts. Par exemple "faire payer les riches" fait bondir tout libéral, mais si le riche visé est un capitaliste de connivence, qui se maintient par la subvention, et obtient des avantages de l'Etat en intégrant quelques énarques dans son conseil d'administration, est-ce bien injustifié ? Le libéral ne devrait-il pas plutôt, dans ce cas, prendre le parti du petit commerçant propriétaire de sa boutique, qui n'aura jamais accès au piston d'un énarque, qui ne peut pas faire d'optimisation fiscale et qui exige que l'on fasse payer cet autre plutôt que lui-même ?

Ainsi, pour revenir et terminer sur ce mouvement des Gilets Jaunes qui m'a poussé à écrire cet article, il me semble que cette autre perspective peut permettre de dépasser les étiquettes simplistes et comprendre qu'exiger plus de pouvoir d'achat et des baisses de taxes n'est pas antinomique, pour peu que l'on cesse de juger a priori que celui qui demande plus de pouvoir d'achat demande qu'on lui donne de l'argent, et que l'on considère qu'il veut peut être seulement qu'on arrête de lui en prendre ; ou bien que celui qui exige que l'on fasse "payer le riche" appelle peut-être simplement, comme son ancêtre de 1848, à ce que cesse le capitalisme de connivence, pour revenir à ce vrai capitalisme qui finalement, comme le disait Bastiat, est le vrai communisme.

 

 

 

 

11 novembre 2018

Multilatéralisme et Forum sur la Paix.

Une nouvelle fois Atlantico m'a posé des questions auxquelles j'ai répondu mais pour une raison qui m'achappe cela n'a pas été publié. Voici l'entretien.

1. Lundi 12 octobre se tient le Forum de la Paix à Paris. Y participent de nombreux chefs d'Etat, ou d'institutions supranationales, mais pas Donald Trump. On y retrouve aussi de nombreux donateurs influents comme certains acteurs majeurs de la Silicon Valley (Google, Facebook, eBay, Microsoft) ou encore les Open Society Fondations de George Soros. Les points de vue moins mondialistes sont absents. Cependant n'est-il pas contre-productif, voire antithétique de penser l'avenir de la paix sans y associer les populistes qui deviennent incontournables aujourd'hui ? Peut-on cultiver la paix comme un entre-soi ?

J’ignore s’il y a eu une réelle volonté d’écarter les populistes. Trump sera absent, c’est un fait, mais cela relève de sa volonté : il n’apprécie guère ces manifestations de multilatéralisme qui tiennent un peu de la réunionite à l’échelle internationale. Il préfère déjeuner avec Emmanuel Macron à l’Elysée.

Il faut en effet savoir de quoi l’on parle : le Forum sur la paix n’est pas une conférence de paix, où il s’agirait d’arriver à un accord sur quoi que ce soit, mais d’une nouvelle manifestation créée par la diplomatie française, et censée être un événement annuel à l’avenir. Lorsque l’on en regarde le programme, l’on voit qu’il s’agit d’instaurer du dialogue. Le but est que les gens se parlent - c’est le principe d’un forum. Les intentions en sont louables, mais il est évident que ceux qui viennent se parler lors d’un tel événement sont ceux qui le veulent. Il n’est donc pas surprenant d’y trouver essentiellement des participants qui prônent le dialogue et l’échange et moins les populistes qui, sans être nécessairement pour la confrontation et le pur repli sur soi, ont plus tendance à se préoccuper de souveraineté et de préservation nationale.

L’événement en soi doit donc être jugé sur ses prétentions : s’il s’agit d’installer durablement en France une manifestation diplomatique de grande ampleur, ce peut être un instrument de rayonnement supplémentaire dans un domaine qui est déjà l’un des points fort de la France. S’il s’agit de révolutionner les relations internationales, ou même simplement de produire des résultats concrets en matière de progrès du multilatéralisme alors que les grandes acteurs internationaux poursuivent leurs agendas de leur côté, voire ne participent même pas, le succès est peu probable. Mais je ne pense pas qu’une telle ambition soit réellement poursuivie, ce serait très naïf.

2. Quelle paix proposent Emmanuel Macron et tous les adversaires du populisme aujourd'hui ?

Ce qui est frappant c’est que dans le climat actuel, un Forum sur la Paix sonne plutôt comme défendant l’idée qu’il faut préserver une paix menacée que de bâtir une paix nouvelle. Il signifie plutôt la crainte de voir se déliter l’ordre international que l’enthousiasme de mettre en place un meilleur paradigme. Ce qui est proposé, c’est donc une défense de l’ordre existant. Cela transparaît d’ailleurs dans les discours d’Emmanuel Macron de ces derniers jours, qui a parlé d’abord des années 1930, et ce 11 novembre a, dans son discours, insisté sur le retour du nationalisme comme menaçant la paix et l’ordre mondial.

Cet ordre mondial qu’Emmanuel Macron cherche à défendre, c’est ce que l’on appelle, et qu’il appelle lui-même, le multilatéralisme, c’est-à-dire une gestion collective des affaires mondiales, par des accords internationaux, la création et la participation à des institutions internationales. C’est l’ordre mis en place une première fois avec la SDN au lendemain de la Grande Guerre, jusu’à son échec de 1939, puis établi après 1945 jusqu’à nos jours.

L’ennui c’est que le multilatéralisme est assez largement une illusion, une histoire que se racontent, notamment, les pays européens pour s’assurer qu’ils sont encore au centre du jeu depuis qu’individuellement ils ne rêvent plus de la première place mondiale.

Ce que l’on voit depuis 1945, c’est bien plutôt un unilatéralisme américain tempéré par la délibération collective. Les grandes institutions internationales du « multilatéralisme » sont des créations américaines : le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, l’ONU... L’Amérique a utilisé ces institutions pour forger l’ordre international actuel. Les Européens ont le sentiment que ce sont le produit de délibérations collectives et volontaires, ce qui n’est pas faux évidemment, mais le tout piloté par les Etats-Unis qui se sont ainsi assuré le soutien des pays les plus puissants du monde, et contraint leurs ennemis de jouer leur jeu : l’URSS de Staline se serait sans doute volontiers passée d’ONU si cela n’avait tenu qu’aux Soviétiques. L’Union européenne elle-même est, initialement, une création américaine partielle, afin d’endiguer l’Union soviétique.

Il n’y a donc jamais vraiment eu de multilatéralisme. L’ordre international post-1945 est un ordre dans lequel les Etats-Unis se sont posés comme le premier d’entre leurs pairs, mais la perception de cette réalité est quelque peu différente selon les acteurs : les Américains se voyaient surtout comme les premiers, et les autres comme les pairs. Et ce genre de système est instable et ne tend en réalité qu’au renforcement croissant de la puissance et de l’autorité, sinon de l’autoritarisme, du « premier ».  

Et nous arrivons au moment où la constatation de ce que ses partenaires se prennent toujours pour ses pairs alors qu’il les voit lui-même comme des vassaux est de plus en plus irritant pour le suzerain américain. D’où l’absence de Trump, qui agit un peu comme nos rois qui refusaient de se laisser convoquer par les Etats Généraux, afin de rappeler qui était le chef, au-delà des affirmations de principe.

3. Ce genre de conférence a-t-elle encore un sens à notre époque ? Ne faudrait-il pas renouveler le mode de fonctionnement des discussions multilatérales ?

Je le répète, il ne s’agit pas d’une conférence mais d’un forum. C’est différent parce qu’une conférence a général comme objectif d’aboutir à un résultat spécifique, généralement un accord. Là, il s’agit surtout de s’assurer que les gens se parlent et échangent leurs vues sur certaines questions. Cela aura forcément toujours un sens.

En revanche, il ne faut pas croire que cela correpsond à la réalité de l’ordre international, qui est que le système mis en place par les Etats-Unis il y a plus de soixante-dix ans tient toujours, mais se renforce, à l’image des accords du GATT qui se sont transformés en OMC en 1995 ; quand l’acceptation de règles communes débouche sur la création d’institutions chargées de gérer l’application de ces règles, c’est qu’un processus d’intégration est en cours. Cette intégration, c’est celle des différentes provinces de ce qu’il faut appeler l’empire américain dans un ordre toujours plus soumis à la puissance américaine. Ce que l’on voudrait parfois nous présenter comme le basculement vers un monde multipolaire, l’émergence de la Chine et la réémergence de la Russie, ne sont en fait que les ruades des vassaux les plus puissants. Mais à long terme, c’est le renforcement de l’emprise américaine qui s’annonce. Les discussions « multilatérales », de plus en plus, seront des délibérations pour accomoder les vassaux avec les volontés impériales américaines.  

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