Bilan de l'année 2018
Mon bilan de l'année. Billet qui devrait être publié sur Atlantico, mais comme je n'ai toujours pas de date, je le livre ici à mes lecteurs. A suivre dans quelques jours, prospective sur l'année 2019.
Dresser le bilan d'une année écoulée n'est pas une opération moins délicate que de se livrer à un exercice de prospection. Au contraire, puisqu'il s'agit, si l'on veut être pertinent, de mettre en exergue les événements susceptibles d'avoir des répercussions importantes à l'avenir. Ce que nous devons retenir de l'année écoulée, c'est donc d'abord et avant tout ce dont il faudra surveiller les suites l'an prochain.
Commençons par parler de nous, la France. Il va de soi que les événements de cette fin d'année, le mouvement des Gilets Jaunes, aura tendance à engloutir notre attention. Il faut le remettre en perspective avec cette première année complète de présidence d'Emmanuel Macron, et le considérer comme le grand choc qui avait été évité lors des réformes redoutées précédentes, notamment celle de la SNCF. L'été 2018 a été un tournant redoutable, relevant presque de la tragédie grecque : alors que jusqu'au mois de Juillet Emmanuel Macron semblait enjamber les obstacles sans difficulté, et porter ses réformes avec le soutien d'une population qui l'a élu comme un populiste soft, chargé de renverser la table sans être extrémiste, et que le destin le gratifiait même d'un triomphe en Coupe du Monde de football, semblant lui dérouler un tapis rouge pour poursuivre ses réformes à la tête d'un peuple français grisé par la victoire, tout a déraillé. D'abord l'affaire Benalla, qui l'a contraint à repousser sa réforme constitutionnelle, et a donné un coup d'arrêt brutal à sa communication du "nouveau monde". Au contraire, il a semblé s'emmurer et refuser de s'expliquer plus que ses prédécesseurs. Les fautes de communication se sont enchaînées, et les petites phrases qui pouvaient agacer auparavant mais que l'on parvenait à oublier, sont devenues insupportables.
Mais ce mouvement n'est pas proprement français, non plus qu'il n'est pas, en réalité, essentiellement l'effet de la personnalité et de l'action d'Emmanuel Macron. Il s'agit du même mouvement qui touche tout l'Occident depuis quelques années, et qui se manifeste par le réveil de la part "périphérique" des peuples ; cette vague qui a porté il y a deux ans Donald Trump au pouvoir outre-Atlantique, et qui cette année, a touché pour la première fois un grand pays d'Europe de l'Ouest, en Italie. Car si le référendum sur le Brexit a imposé en Angleterre une idée résultant de la colère du peuple britannique, il n'a pas amené des populistes au pouvoir. En Italie, Salvini n'est pas May, et cela se voit. On peut parier que dans les années qui viennent, la France basculera à son tour vers cette tendance, à présent qu'est pratiquement acté l'échec de Macron, qui se trouve, après moins de deux ans de pouvoir, dans une situation similaire à celle de Matteo Renzi après l'échec de sa réforme constitutionnelle en 2016. Reste à savoir la forme exacte que prendra le populisme français qui remportera vraisemblablement l'élection en 2022, car si les sondages placent le Rassemblement National en tête des européennes, les projections ne permettent pas encore d'envisager une victoire à la présidentielle.
Le contexte international de cette fin d'année est également gros d'enjeux nouveaux, ou renouvelés.
Au plus proche de nous, il y a d'abord le front de l'immigration, en Méditerranée. L'élection de la coalition en Italie et l'arrivée de Salvini à l'Intérieur ont diminué drastiquement le nombre de migrants arrivant dans la péninsule. Pour autant les flux se sont détournés via l'Espagne plutôt que de se tarir. Et la signature du Pacte de Marrakech n'envoie pas un signal de nature à décourager de nouvelles vagues.
A l'Est, la fin de l'année 2018 a vu un important retour de tensions tensions en Ukraine, sans doute au niveau le plus élevé depuis l'annexion de la Crimée. Des doutes subsistent sur les autour de la provocation du détroit de Kertch. Il y a une évidente volonté russe d'asphyxier les deux ports stratégiques de Berdyansk et Marioupol, toujours dans le même but de fragiliser le gouvernement. Poutine espère peut-être encore récupérer le pays comme après la Révolution orange (son candidat, Ianoukovitch, avait gagné l'élection présidentielle suivante, après l'échec de Ioutchenko), ou à tout le moins le décomposer s'il ne peut le reprendre. Poutine pourrait aussi être tenté par une aventure militaire, même limitée, pour regonfler sa popularité au plus bas après sa réforme impopulaire des retraites.
De son côté Poroshenko est également poussé à l'escalade par sa situation politique, en raison de l'approche de l'élection, fin mars 2019. Des raisons d'escalade des deux côtés, donc, mais pas exactement coordonnées : Poutine n'a pas d'intérêt à frapper avant l'élection ukrainienne dont il peut espérer un mieux, alors que c'est avant l'élection que Poroshenko pourrait avoir un intérêt personnel à un conflit qui unirait le pays derrière lui.
La situation en Ukraine doit aussi être considérée dans la globalité du "front" OTAN-Russie. Ainsi, plus au nord, se pose simultanément la question d'une base américaine en Pologne, que réclament les Polonais mais qui rencontre l'hésitation de Washington, et d'une éventuelle base russe en Biélorussie, que réclame avec insistance le Kremlin mais que refuse Loukachenko.
Au Moyen-Orient, la défaite de la vision (floue) occidentale en Syrie est actée ; Poutine a gagné mais la question du partage du pays se pose. Erdogan a trois millions de réfugiés syriens et lorgne sur le Rojava : il rêve de s'en emparer et d'y implanter ses syriens naturalisés turcs afin d'une part de noyer les Kurdes et de les neutraliser, et de donner une légitimité à la Turquie sur la région afin de l'annexer de fait. Erdogan ronge son frein depuis un moment, car les Américains ne voulaient pas de cela.
Bachar el-Assad n'en veut pas non plus mais il est douteux que Poutine s'y opposerait ou soit prêt à s'engager contre Erdogan pour protéger cette partie problématique du territoire syrien. Erdogan est sans doute le dirigeant le plus solide actuellement au Moyen Orient, et doté des moyens d'une politique régionale plus importants que l'Iran, par exemple. Il profite en outre du discrédit de l'Arabie Saoudite - qu'il a partiellement orchestré - autour de l'affaire Kashoggi. Cependant si depuis des mois Erdogan dit qu'il est prêt à envahir les régions kurdes, il n'a pas encore bougé. Cela peut autant être dû à la réticence américaine qu'à l'ampleur de l'opération projetée, qui peut exiger des moyens très supérieurs à la prise d'Efrin. Le retrait brutal décidé par Trump le 20 décembre a offert un rebondissement de fin d'année, qui ouvre la voie à une intervention turque.
Enfin, côté Pacifique, 2018 aura à la fois dissipé le rêve de démocratisation de la Chine, avec la capacité acquise par Xi Jinping d'être président à vie, brisant le système bâti par Deng Xiaoping auquel le pays a dû son extraordinaire essor des dernières décennies. Dans le même temps, le masque du projet "route de la soie" tombe et se dévoile comme une méthode d'impérialisme redoutable, une trappe à dette pour les pays "bénéficiaires" contraints à des concessions renforçant l'emprise chinoise sur eux.
En réaction, nous avons assisté au début de la guerre froide USA-Chine : Donald Trump reprend les recettes qui ont fait tomber l'URSS et les applique toutes simultanément à la Chine : sanctions commerciales, diplomatie triangulaire "inversée" en tentant un rapprochement avec Moscou, création de la Space Force, réédition de la guerre des étoiles... La trêve de trois mois décidée le 1er décembre au terme du G20 est fragile : elle a été concomittante de l'arrestation de Meng Wanzhou, cadre dirigeant du géant chinois des télécoms Huawei, signal très dur envoyé au gouvernement chinois et à ses ambitions économiques mondiales, et qui a été reçu comme tel.
2018 s'achève donc grosse de questions pour 2019, et dans le même temps le champ des possibles paraît se réduire à mesure que les lignes de fractures apparaissent plus nettes.