Brexit, Référendum de 2005 et démocratie : mythe et limites
Avec le vote du Brexit la semaine dernière et les différents remous qu'il soulève, qu'il s'agisse du président de Goldman Sachs et ancien commissaire européen Peter Sutherland appelant à "contourner" le referendum, la controverse sur la pétition demandant un nouveau vote ou encore celles sur l'âge des votants (cf. tableau ci-dessous), commence à se poser la question de la mise en oeuvre du Brexit, et du "risque" de voir ignoré un résultat démocratique.
Ceux qui ont voté le plus massivement "Brexit" seront ceux qui auront le moins longtemps à subir le résultat de ce vote, selon YouGov. Par corrollaire, l'on peut juger que dans une quinzaine d'années, du fait du décès de la population la plus massivement pro-brexit, la population britannique sera à nouveau pro-UE... mais en sera privée.
Aussi, naturellement, voit-on ressurgir chez nous, en France, la légende noire du référendum de 2005 sur la Constitution européenne, selon laquelle nos élites se seraient "assises" sur le résultat du référendum, et ainsi ignoré la volonté du peuple. La suite de l'argumentaire se déroule facilement sur cette prémisse : puisque les élites françaises et européennes ignorent les résultats des votes ou font "revoter" jusqu'à ce que les gens votent dans le sens qu'ils veulent, alors nous sommes dans une dictature, une tyrannie, etc... (et d'aucuns poursuivent ce raisonnement pour arriver à la conclusion que, par exemple, la Russie de Poutine est au moins aussi démocratique que les pays de l'Union européenne...)
Or, la prémisse de ce raisonnement est fausse, et par conséquent c'est tout le raisonnement qui l'est. En effet, dire que le vote de 2005 a été "ignoré" est au mieux un simplisme, au pire un mensonge (par omission ou non, selon les individus).
Certes, fin 2007, la France de Nicolas Sarkozy a ratifié le traité de Lisbonne, qui entérinait une bonne partie des dispositions proposées au referendum de 2005, et rejetées à cette occasion. Mais pour autant, on ne peut pas parler de démocratie bafouée.
En effet, voici un extrait du programme présidentiel de Nicolas Sarkozy de 2007 :
Vous voyez dans l'encadré rouge le projet européen de Nicolas Sarkozy. Le principe du traité de Lisbonne est clairement mentionné, ainsi que l'intention de revenir sur la décision référendaire.
Or Sarkozy a été largement élu en 2007 avec 18 983 138 voix, quand le référendum de 2005 avait donné au "Non" 15 449 508 voix.
C'est-à-dire que l'élection de Sarkozy peut être considéré comme anéantissant le résultat du référendum sur deux plans :
- tant pour des raisons de chronologie
- que de nombre de voix (3 500 000 de plus pour Sarkozy en 2007 que pour le "Non" en 2005).
Cela veut dire que le Traité de Lisbonne peut être considéré comme validé par une légitimité démocratique supérieure à celle du vote 2005.
A quoi il aut ajouter que l'élection de Sarkozy fut appuyée en outre par celle de la majorité présidentielle élue le mois suivant avec 11 859 658 voix au premier tour et 10 134 914 voix au deuxième tour ; un score certes inférieur au score référendaire, mais qui étaye la décision populaire du mois précédent.
La première conclusion de tout ceci est que le caractère "antidémocratique" de la ratification du traité de Lisbonne est inexistant. Ceux qui utilisent cet argument pour dénoncer les élites européennes et françaises mentent - il y a bien d'autres arguments valides, mais pas celui-ci. Il n'y a eu aucune ignorance d'un vote populaire, il y a simplement eu des votes contradictoires.
Et j'en arrive à mon deuxième point, le plus important : la naissance de ce genre de mythe est précisément due à un flou institutionnel sur la décision démocratique.
En effet, j'ai souligné que l'élection de Sarkozy était postérieure au vote du referendum et avait remporté plus de voix.
Cependant on pourrait, légitimement, souligner que d'autres facteurs doivent entrer en compte : une élection générale peut-elle aller contre le résultat d'une consultation spécifique ? Comment se hiérarchisent démocratie directe et démocratie représentative ? Se hiérarchisent-elles ? Là-dessus, rien n'est dit nulle part. Et ce n'est pas sans poser de gros problèmes.
Des problèmes au sujet desquels, après les Français, c'est au tour des Anglais de se disputer. Cet article résume bien le champ de ruines que risque de laisser derrière elle la consultation sur le Brexit. En bref, politiquement le blocage dans la mise en oeuvre de la sortie de l'UE risque bien de rendre nécessaire la tenue d'élections générales, le Parlement étant actuellement pro-Bremain, et il n'est certainement pas dit que ces élections générales ne porteraient pas à nouveau à la Chambre une majorité pro-Bremain.
Et alors quoi ? Cette nouvelle majorité, qui montrerait une volonté démocratique de demeurer dans l'UE, devrait conduire le Brexit au nom d'une consultation référendaire ne la liant nullement d'un point de vue constitutionnel ? (Rappelons que l'Angleterre n'a pas de constitution écrite).
On se retrouverait, au contraire, dans un scénario correspondant à 2005-2007 en France. Mais alors, comme chez nous, les populistes s'agiteraient en criant au déni de démocratie. Alors que l'on serait en fait dans une situation de démocratie contre démocratie, d'indécision démocratique, car c'est de cela qu'il s'agit.
Faut-il alors se contenter de hurler tous azimuts au déni de démocratie, ou se lamenter de ce que l'on pense à faire revoter - ce qui arrivera de toute façon un jour, puisque toute démocratie tient des élections générales régulières, et que des élections générales sont l'occasion de remettre tous les sujets sur la table ? ceux qui s'offusquent de la possibilité de "revoter" au nom de la démocratie ont simultanément une position anti-démocratique, laquelle n'est pas malveillante mais résulte précisément du caractère contradictoire de ce genre de situation.
Ne faudrait-il pas, au contraire, se décider à aller à la racine du problème et poser enfin les questions constitutionnelles qui s'imposent : quelle est la force du referendum par rapport à une élection générale, qu'est-ce qui l'emporte ? Un referendum a-t-il une date de péremption ? Cette date arrive-t-elle dès les élections générales suivantes ?
Et si le referendum n'a pas de date de péremption, est-il un instrument pertinent pour traiter certaines questions qui nécessitent une réponse plus complexe que "oui" ou "non" ? Peut-on vraiment, par une réponse unique, ponctuelle, non réitérée, mettre fin à un processus politique conduit par les représentants démocratiquement élus durant un demi-siècle ?
Lorsque l'on songe qu'en droit français - j'ignore le droit anglais là-dessus - une phase (si brève et symbolique soit-elle la plupart du temps) de conciliation est nécessaire avant de pouvoir lancer une procédure de divorce, qui ne concerne que deux personnes et parfois pour un lien juridique vieux de seulement quelques mois, peut-on vraiment croire qu'il doit, et même peut, être plus simple pour un pays de quitter un processus confédéral vieux de soixante ans ? ne doit-on pas considérer que le peuple, au minimum, devrait exprimer deux fois son avis avec un laps de temps entre les deux ?
Il n'est même pas nécessaire de faire deux consultations pour cela.
En effet, la pratique semble démontrer que c'est bien l'élection générale qui a le dessus, puisqu'elle vise à élire les gens censés mettre en oeuvre la volonté populaire, et non répondre à une question théorique qu'il s'agit ensuite de mettre en oeuvre.
Ainsi, si vous votez une décision théorique puis ne votez pas les moyens de la mettre en oeuvre, la décision doit être considérée comme annulée - ce n'était qu'une velléité.
Inversement, lorsqu'après qu'une décision théorique a été prise, la décision pratique de la mettre en oeuvre est prise, le résultat est incontestable, à la fois réfléchi et déterminé.
Ainsi donc si je devais proposer une solution à ce problème démocratique, il me semble que la voie de la sagesse serait de prévoir systématiquement une élection générale après la décision théorique, dans le cas où celle-ci est contraire aux voeux du gouvernement représentatif en place. En cas d'élection du camp vainqueur du referendum, la décision serait bien mise en oeuvre, la volonté démocratique étant confirmée ; elle serait alors incontestable.
Dans le cas contraire, elle serait annulée. Là encore, ce serait incontestable.
Mais pour que tout ceci soit incontestable, il faudrait que ce soit prévu à l'avance.
Cela me semble un processus à la fois logique et empirique, et pas un bricolage institutionnel ad hoc pour obtenir un résultat prédéfini. Mais tant que le débat se limitera bêtement à savoir s'il faut revoter ou pas cette question précise, on avancera pas et cela n'empêchera pas le problème de se représenter : il y aura toujours un flou comme en 2005 et aujourd'hui,et ce genre de situation met en danger la démocratie en l'établissant comme pseudo-négation d'elle-même, ce qui donne du grain à moudre aux populistes et fragilise les institutions.