Le Grand Moyen Orient selon Vladimir Poutine
Je me suis beaucoup intéressé, ces jours-ci, à la situation générale autour de la Turquie. J'ai déjà eu l'occasion d'exposer un peu quels dangers encourt, selon moi, la Turquie. Je voudrais aujourd'hui traiter du même problème en élargissant un peu la perspective afin de considérer les ambitions de Vladimir Poutine au Moyen Orient.
L'on dit beaucoup, en ce moment, que Poutine cherche à "reprendre pied" au Moyen Orient. Mais reprendre simplement pied n'est pas le genre de chose que fait Vladimir Poutine gratuitement. Et je pense que, comme pour le reste, il a un plan. Un grand plan. Un plan terrible.
Il passe d'abord par une déstabilisation de la Turquie. Cela, je l'ai déjà évoqué. Sur ce point, cependant, j'ajouterai que l'arme du gaz implique d'autres manoeuvres que simplement fermer le robinet : pour que la menace donne à plein, il faut aussi supprimer les alternatives énergétiques. L'une de ces alternatives est l'Azerbaïdjan, allié de la Turquie, les deux pays étant reliés par un oléoduc. Un signal a peut-être été envoyé à ce sujet par la Russie, avec l'incendie de cette plateforme pétrolière azéri il y a quelques jours. Certes, il n'y a pas de preuve que ce ne soit pas un accident, de telles choses arrivent. Cependant, ces derniers jours, les forces azéris ont déjoué plusieurs tentatives de sabotage sur leurs installations. Sachant que, par le passé, la Russie avait déjà été accusée de sabotage contre l'oléoduc BTC.
Par ailleurs, l'Azerbaïdjan est en conflit plus ou moins larvé, depuis des années, avec l'Arménie voisine, alliée de la Russie avec laquelle elle a conclu récemment un nouvel accord de défense. Ce 8 décembre, l'Azerbaïdjan a détruit des cibles militaires arméniennes près de Bakou. Depuis début novembre, les violences ont repris, notamment du côté arménien. Le 10 novembre dernier, la veille de la conclusion de l'accord de défense avec la Russie, l'Arménie a fait feu sur des civils azéris.
Or, outre le mouvement ordonné, déjà évoqué dans les précédents articles, de l'armée russe du Caucase Nord vers l'Arménie, nous apprenons que Poutine renforce sa base arménienne d'Erevan en y envoyant des hélicoptères. De nombreuses choses risquent de se jouer, dans les semaines à venir, dans le Caucase du Sud.
A la question : "mais où va passer l'armée russe pour rejoindre l'Arménie", la réponse "par l'Azerbaïdjan" semble de plus en plus crédible. Que ce soit pour une authentique invasion ou un accord de libre passage obtenu par intimidation. L'invasion à proprement parler n'est pas à exclure, et cela pourrait se faire, d'ailleurs, sous le couvert d'une aide à un allié "agressé", l'Arménie. Ce faisant, Poutine fermerait le robinet pétrolier de Bakou, et porterait un coups stratégique à la Turquie en humiliant un de ses alliés. Le scénario est d'autant plus crédible qu'il serait proche de l'invasion de la Géorgie de 2008, et que l'on sait combien Poutine s'estime chez lui dans les pays de l'ex-URSS. L'Azerbaïdjan pourrait aussi subir le sort de la Pologne en 1939 et passer sous contrôle à la fois russe et iranien. Dans tous les cas, le contrôle de Bakou donnerait à la Russie un nouveau levier de puissance non seulement contre la Turquie, mais aussi contre l'Europe, déjà très exposée à l'arme énergétique de Poutine.
Ce sera vraisemblablement là le premier mouvement de la Russie. C'est dans cette direction que pointent les indices d'agitation depuis quelques semaines, et dans la perspective d'une mise sous pression de la Turquie, cela complèterait "admirablement" une déstabilisation de l'est du pays par une forme de soutien aux terroristes du PKK - lesquels, selon les autorités turques, sont fortement impliqués dans le trafic de pétrole de l'Etat islamique.
De son côté, l'Irak, devenu fidèle vassal de Téhéran, accuse la Turquie dans son ensemble d'être le principal débouché pour le pétrole de l'Etat islamique. Et une pression combinée russo-iranienne à l'Est n'est pas à exclure, même si une invasion n'est sans doute pas pour tout de suite.
Cependant, si dans quelques mois la Turquie subit une forte déstabilisation interne résultant des difficultés économiques consécutives aux sanctions russes, s'ajoutant à des difficultés économiques mondiales, s'ajoutant à des difficultés politiques internes très récemment et péniblement surmontées par Erdogan, et auxquelles viendrait encore s'additionner un regain de tension dans l'Est turc, avec un PKK revigoré par l'aide russo-iranienne, des opérations de plus grande ampleur ne seraient pas à exclure. Le résultat de cette politique au Moyen Orient, in fine, serait de largement accroître la puissance iranienne en permettant au croissant chiite de se constituer effectivement. L'Iran comme la Russie sortiraient stratégiquement très renforcés de ces manoeuvres.
Projetons-nous plus loin avec quelques conjectures. J'ai déjà expliqué, à maintes reprises, combien les choses tendaient vers une invasion russe de l'Europe de l'Est vers 2018.
Il est fort probable qu'à ce moment-là, si ce n'est fait d'ici là, la Russie poutinienne profiterait de son vaste mouvement pour, tout à la fois, achever la Turquie et porter un coup décisif à ce verrou sud de l'OTAN, sécuriser l'accès aux mers chaudes et réaliser un vieux rêve russe-orthodoxe en envahissant le Bosphore et en prenant Istanbul - c'est-à-dire en reprenant Constantinople. Ce serait là un coup de pub formidable qui ferait sans doute frémir les souverainistes chrétiens à travers l'Europe, et diviserait encore les opinions sur la réaction à adopter contre l'agression russe. Dans ce projet et dans ces circonstance stratégique dégradées pour l'OTAN, Poutine pourrait même parvenir à débaucher la Grèce, qui dispose de forces militaires importantes, et avec laquelle il entretient déjà de bons rapports. L'entreprise, pour des Grecs partageant la foi orthodoxe de la Russie et l'héritage byzantin, serait psychologiquement séduisante, en plus de permettre une revanche contre la Turquie honnie. Ce faisant, Poutine s'assurerait la domination du Sud-est de l'Europe, juste avant (ou au moment) d'envahir l'Europe de l'Est, vers les portes de l'Allemagne. Cela permettrait, en outre, de réactiver le Turkstream, gelé depuis le 26 novembre après que la Turquie ait abattu le bombardier russe.
Voici donc, selon moi, où semblent nous mener les grandes manoeuvres de Vladimir Poutine dans cette région du monde, en prenant en compte le schéma historique dans lequel s'inscrit la Russie poutinienne.
Et toujours, si vous voulez en savoir plus sur ces schémas historiques, c'est ici.