Poutine et la guerre sur deux fronts : après l'Ukraine, la Syrie
Je ne suis pas le seul commentateur de l'actualité, loin de là, à avoir fait le parallèle entre la Russie poutinienne et l'Allemagne hitlérienne ; je pense l'avoir fait de manière relativement factuelle et nuancée, que ce soit sur le temps long dans lequel il convient d'inscrire une comparaison pour qu'elle signifie quelque chose, ou à propos de la personnalité et des méthodes du dirigeant en place.
Je ne crois pas, en revanche, avoir déjà détaillé, même si j'ai pu le suggérer, combien l'on retrouve aujourd'hui dans le couple poutinisme-djihadisme l'équivalent de ce qu'était, dans le monde d'il y a 80 ans, le couple fascisme-blochévisme.
Il s'agit en effet, comme pour son aîné, d'un couple d'idéologies antiaméricaines, antilibérales, anticapitalistes, et tentant de proposer une vision du monde alternative à la façon dont il est en train de se construire. Mais par ailleurs, les deux visions s'opposent radicalement dans le projet qu'elles portent.
Le poutinisme, comme son aîné le fascisme, est nationaliste, se réclame à la fois d'un nouvel ordre social et d'un retour à des valeurs traditionnelles, à des structures de pouvoir hiérarchisées et donnant une sorte de colonne vertébrale à la société.
Le djihadisme, à l'image de son aîné bolchévique, est internationaliste - et cela même si la doctrine de l'Etat islamique peut se résumer comme "l'islamisme dans un seul pays" - et veut imposer un nouvel ordre social radicalement nouveau en considérant la doctrine islamique comme révolutionnaire.
Entre eux et comme leurs aînés, ces deux mouvement contestataires de l'ordre mondial capitaliste, libre-échangiste et sous égide américaine, se haïssent profondément : la montée du poutinisme en Europe est continuellement alimentée par la crainte et la haine de l'islam - il n'est que de lire ce qu'il se dit sur les réseaux sociaux, sur lesquels Poutine est présenté en rempart de la civilisation occidentale chrétienne contre l'islam, et de voir combien ses thuriféraires tombent en pamoîson dès qu'il est question qu'il lâche une bombe sur un barbu, alors que les mêmes hurlaient à l'impérialisme quand l'Amérique en faisait autant. Combien de fois, aussi, lit-on que, certes, Poutine n'est pas l'idéal, mais que nous avons besoin de lui dans la lutte contre le djihadisme mondial - reproduisant ce faisant l'argumentaire, assez peu inspiré, qui voulait qu'Herr Hitler, au moins, ferait un excellent rempart contre le bolchévisme et les hordes asiatiques.
De son côté, le djihadisme déteste le poutinisme, mais d'une façon différente : pour le djihadisme, au fond, il n'y a guère de différence entre Russie et Amérique : ce sont tous des "croisés", de la même façon que pour les bolchéviques démocraties capitalistes et régimes fascistes n'étaient jamais que diverses expression de l'ordre bourgeois qu'il fallait détruire.
Ceci étant posé, et le schéma m'apparaissant comme suffisamment pertinent, j'en viens à mon propos le plus immédiat : comment cette reproduction d'un schéma de luttes idéologiques s'articule-t-elle avec le fait que, par ailleurs, la Russie de Poutine reproduit un schéma géopolitique de longue durée voisin de celui connu jadis par l'Allemagne ?
L'on notera que, comme jadis Hitler, Poutine a commencé par s'attaquer non pas à son antagoniste djihadiste, mais par s'en prendre à son voisinage et à l'Occident démocratique. Certes, ses moyens d'action ne sont pas ceux d'Hitler, et naturellement les actions elles-mêmes et leur résultat en est affecté. Mais la mécanique, elle, reste identifiable : après avoir repris la maîtrise de l'espace considéré comme national, en matant la Tchétchénie (ce qui n'est nullement à considérer comme un combat contre le djihadisme en général mais comme la reprise en main d'une province particulière) et en envahissant la Géorgie, Poutine a contesté l'ordre européen en s'emparant de la Crimée et en se lançant dans une "guerre hybride" en Ukraine où, d'après le rapport de Boris Nemtsov, 200 soldats russes seraient morts.
Depuis quelques mois, la situation s'est un peu stabilisée et Poutine, tout en continuant d'armer les séparatistes ukrainiens (soit en prévision de prochains mouvements offensifs, soit par précaution) vient d'envoyer en Syrie une force importante ; selon le dernier décompte que j'ai trouvé 28 avions de chasse et d'attaque au sol, 20 hélicoptères et 9 chars : le faible nombre de tanks n'est peut-être dû qu'à une insuffisante capacité de transport (il en aurait été différemment s'il avait disposé de ses Mistrals) mais j'incline plutôt à penser qu'il relève d'une volonté de seulement poster des défenses terrestres pour protéger la base aérienne, la force aérienne étant la véritable force de frappe dépêchée pour éviter qu'Assad ne tombe et protéger, surtout, le port stratégique de Tartous.
Mais, ce faisant, Poutine s'apprête à frotter la Russie directement à l'Etat islamique et Al-Qaïda en Syrie, ce qu'il avait évité de faire jusqu'ici ; ce faisant il met le doigt directement dans un conflit dont même les Américains ont essayé de rester éloignés.
Et, naturellement, l'on est tentés de se poser la question : Poutine n'est-il pas en train de reproduire l'erreur hitlérienne de la guerre sur deux fronts, de se lancer dans un nouveau conflit après n'avoir obtenu qu'un résultat mitigé et instable dans le précédent ? Comme son aîné allemand, Poutine se tourne contre son idéologie-miroir, et d'ores et déjà une myriade de petits admirateurs s'exclament sur les réseaux sociaux que désormais, les djihadistes vont "bien voir ce qu'ils vont voir" car Poutine, contrairement à Obama et François Hollande, "en a".
Projections fantasmagoriques puisque ce n'est pas avec la force actuellement déployée, ou même une force triplée, que Poutine pourrait vaincre l'Etat islamique. Les troupes envoyées sont une garnison pour défendre la citadelle du régime syrien qu'est la côte syrienne, pas une armée d'invasion de la Syrie.
Mais en tout hypothèse, même avec des objectifs très limités, on voit mal comment l'interventionnisme poutinien pourrait mieux fonctionner que les autres.
Actuellement - et il suffit de regarder une carte pour s'en apercevoir - la plus grande menace pour la survie du régime de Bachar Al Assad basé à Lattaquié, où se sont installées semble-t-il les troupes russes, ce n'est pas l'Etat islamique, mais le Front Al Nosra et l'Armée Syrienne Libre.
Or, si les avions de Poutine bombardent ces deux protagonistes et les affaiblissent, il est fort probable que l'Etat islamique s'engouffrera dans la brèche comme il l'a déjà fait ailleurs, phagocytera le Front Al Nosra dont il récupèrera les restes et se retrouvera aux portes de Lattaquié. Et si Poutine y masse alors plus de troupes pour protéger ce qu'il y a déjà installé, cela pourrait bien ressembler à un petit Stalingrad syrien - les Américains, qui ont déjà perdu 5000 hommes en essayant de pacifier l'Irak, ne sont pas réticents à s'engager à nouveau dans le coin sans raison.
Tout ceci risque donc de coûter très cher à Poutine, au moins financièrement, et mobiliser des forces qu'il ne pourra plus employer en Ukraine où, en attendant, les Occidentaux pourront trouver un répit afin de stabiliser le nouveau régime de Kiev, lutter contre la corruption résultant de plusieurs années de manoeuvres poutiniennes et faire de l'Ouest ukrainien une vitrine occidentale aux portes de la Russie. C'est à croire que, tout en s'offusquant de ce que l'intervention de Poutine en Syrie risque de compliquer la situation, les Américains doivent rire sous cape en imaginant le traquenard dans lequel l'Ours s'est précipité.
Cependant, les jeux ne sont pas faits, et cela ne signifie nullement qu'on sera facilement débarassés de Poutine, car au plan de la communication, le Kremlin a trouvé comment jouer encore sur son image de rempart anti-islamiste et de séduire bon nombre d'Européens échaudés par la crise des migrants ; et avant que les difficultés ne se manifestent sur ce nouveau front syrien, la déstabilisation de l'Europe pourrait commencer à porter les fruits qu'en attend Poutine.
Plusieurs compte à rebours s'égrènent simultanément.
En tous les cas, je reste convaincu que, pour les Américains, la stratégie demeure "Poutine first".
Note : j'ai publié un complément correctif à ce billet ici.