Le complot poutinien en marche
Profitant du grand bruit médiatique autour d'une nouvelle poussée de fièvre djihadiste en Irak et en Syrie, qui a d'ores et déjà produit de nouveaux massacres et laisse craindre la destruction d'autres joyaux archéologiques, le véritable danger pour la société ouverte européenne continue son petit bonhomme de chemin, discrètement, quoique pas assez pour échapper aux observateurs attentifs ; lesquels ne feront jamais une majorité électorale, hélas.
Ainsi avons-nous appris que Marine Le Pen était ce jour en voyage très discret à Moscou, pour y rencontrer, notamment, le président de la Douma. J'ai déjà eu l'occasion d'évoquer la French Connection poutinienne ; ce voyage n'en est qu'une autre manifestation, quoi qu'il semble bien que ces rencontres soient de plus en plus fréquentes.
Marine Le Pen qui va en Russie, cela m'évoque ce genre de référence cinématographique.
J'ai déjà eu l'occasion de dire à quel point Vladimir Poutine verrait d'un bon oeil l'élection de Marine Le Pen en 2017. Mais il faut encore le redire ici : cela fait vraisemblablement partie du calcul poutinien pour faire main basse sur l'Europe entière. En effet, la Russie n'a assez de réserves de change pour permettre à son économie d'affronter le choc combiné des sanctions économiques occidentales et de la baisse des prix des hydrocarbures que pour deux, voire trois ans. A cette échéance, l'économie russe s'effondrera, sauf capacité du régime de Poutine à faire payer ses dettes par quelqu'un d'autre, c'est-à-dire par les riches pays européens, notamment l'Allemagne. Cette prédation pourra s'exercer de deux façons : dans le meilleur des cas, Poutine espère parvenir à faire éclater l'Union européenne et l'OTAN avant que ses réserves ne s'épuisent, donc avant 2018 environ. Le coup décisif, pour cela, serait l'élection de Marine Le Pen, qui comme je l'ai déjà signalé a exprimé à plusieurs reprises le souhait de quitter l'OTAN et de s'allier avec la Russie poutinienne, contre les Etats-Unis.
En revanche, si un tel coup fatal n'est pas porté à l'unité européenne et à l'alliance transatlantique d'ici l'épuisement de son trésor de guerre, Poutine n'aura pas d'autre choix, pour éviter l'effondrement de son régime, que de trouver quelques voisins à piller, vraisemblablement les pays baltes. Mais si l'OTAN est encore unie à ce moment-là, la manoeuvre serait désespérée, suicidaire.
La première option est donc, du point de vue du Kremlin, nettement préférable, en même temps que nécessaire à la survie du régime, ce qui laisse deviner les efforts que sera prêt à consentir Poutine dans l'espoir de gagner la timballe : l'Europe pour butin vaut le sacrifice de quelques milliards, et même de toutes ses réserves de change. Il faut bien comprendre que ce choix a déjà été fait : l'engrenage dans lequel Poutine a placé la Russie depuis le début de la crise ukrainienne le démontre. Poutine n'hésite pas sur la marche à suivre, ne se contente pas de réagir au coup par coup : il a un véritable agenda, et depuis un an et demi, c'est un véritable compte à rebours qu'il a enclenché, dont je viens de résumer les implications.
Dans le cas d'une élection de Marine Le Pen, qu'il finance déjà, il ne faut pas douter que le maître du Kremlin sera disposé à arroser de millions les élus français pour qu'ils se rallient à elle et lui donnent une majorité pour gouverner - coup de pouce qui s'ajoutera au fait que, de toute façon, une partie d'entre eux, notamment ceux qui plaident d'ores et déjà pour l'alliance avec le FN, basculeront au premier succès électoral frontiste.
Mais Poutine a aussi probablement une solution bis, dans le cas où le pari FN ne fonctionnerait pas : ainsi Nicolas Sarkozy, dans ses propos sur la crise Ukrainienne, par lesquels il s'est fait le relai de la propagande du Kremlin, paraît-il déjà largement circonvenu.
Je sais que cette analyse, que je défends depuis plusieurs mois, semble très exagérée à nombre de mes lecteurs. Pourtant, d'ores et déjà, les milliards de Moscou ont pénétré profondément dans les économies et les réseaux européens.
Mais plus encore, j'ai découvert sous la plume de Françoise Thom, qui a publié dans la revue Politique internationale un article intitulé "La guerre cachée du Kremlin contre l'Europe", quelques citations sur lesquelles je voudrais terminer ce billet, et qui montrent l'ampleur du danger.
D'abord, cette citation d'Alexandre Douguine, théoricien de l'eurasisme, "l'Alfred Rosenberg" de Poutine, qui s'occupe d'entretenir et de développer la toile poutiniste en Europe, et qui fait tout simplement l'aveu de ce dessein russe en Europe que j'ai décrit dans mes précédents billets sur le sujet :
« Nous devons conquérir l’Europe. L’élite européenne a déjà pensé livrer l’Europe à une Russie conservatrice forte et sûre d’elle. Nous pouvons déjà compter sur une cinquième colonne européenne. Ce sont des intellectuels européens qui veulent consolider leur identité européenne. (...) Quant aux forces armées européennes, elles sont nulles, l’Europe est faible. Et pour ce qui concerne l’Otan, nous avons pu constater, en Ossétie du Sud, qu’en cas d’intervention musclée elle ne réagit pas. Nous ne voulons qu’un protectorat sur l’Europe. Nous n’avons pas besoin de faire la guerre pour cela. Le soft power suffira. Nous proposerons aux Européens de les sauver des gays, des Pussy Riot, des Femen. (...) Les Européens se rendent compte qu’ils sont dégénérés. L’Europe se hait et est fatiguée du nihilisme. Nous dirons aux Européens : “La repentance, c’est fini. Vous n’arrivez pas à venir à bout de l’im-
migration, nous le ferons pour vous.” L’Europe entrera dans notre union eurasiatique (...). Nous avons l’expérience de l’expansion en Europe, celle du Komintern et de l’infiltration des Parlements européens. Aujourd’hui, nous pouvons trouver d’autres partenaires. (...) Annexer l’Europe, c’est un grand dessein digne de la Russie. (...) Nous prendrons leurs technologies d’un seul coup : plus besoin de gaz et de pétrole pour les obtenir au compte-
gouttes. Voilà la modernisation et l’européanisation de la Russie. Le soft power suffira : trouver une cinquième colonne, propulser au pouvoir les gens que nous contrôlons, acheter avec l’argent de Gazprom des spécialistes de la réclame (...). Nous utiliserons les ONG comme eux le font contre nous (...). Le tsar russe ou le président russe doivent être un tsar européen ou un président de l’Europe »
Ce discours dépeint manifestement les intentions du Kremlin dans le scénario d'une élection du Front national et de l'achat des élites françaises que nous avons envisagé. La "soumission" évoquée par Houellebecq ne se fera vraisemblablement pas devant l'Islam, mais devant Poutine.
Enfin, je dois reproduire également cette citation de Vladimir Poutine himself :
« Comme un aspirateur, notre pays a absorbé d’autres nations, d’autres peuples, d’autres ethnies — ce qui n’a pas seulement formé notre code culturel commun, mais un code génétique exceptionnellement puissant. Car les gènes se sont mélangés pendant des millénaires et des siècles. Ce code génétique est presque certainement l’un de nos avantages concurrentiels dans le monde extérieur. Il est très souple, résistant. (...) Le Russe ou celui qui appartient au monde russe est persuadé que l’homme a une vocation morale supérieure. C’est pourquoi il n’est pas tourné vers lui-même, mais vers l’extérieur. (...) Alors que l’Occidental, lui, est tourné vers lui-même, vers la réussite personnelle. (...) Il me semble que seul notre peuple pouvait formuler le proverbe : “Une mort glorieuse est belle.” On me dira : la mort est épouvantable. Eh bien, non. Une mort glorieuse, c’est une mort pour ses proches, pour son peuple, pour la Patrie... »
Vladimir Poutine en est donc, dans son discours, à affirmer la supériorité biologique du peuple russe. Elément sur lequel réfléchiront, j'espère, ceux qui qualifient de "ridicule" la comparaison avec Hitler, malgré les nombreux points de parallèle existant.
Discours qui nous ramène, d'ailleurs, à ce que je disais tantôt, savoir que Poutine et le peuple russe, à quelques exceptions éclairées près, n'est pas mentalement contemporain de l'Europe de 2015, c'est un contemporain de la France napoléonienne, à l'époque où l'on pensait encore que la France était une idée en construction, à laquelle on rajoutait des départements en Belgique, en Italie et en Espagne. Poutine n'est pas un nazi, je le répète, la comparaison avec Hitler tient essentiellement sur la vision du projet national et les méthodes politiques ; et elle colle aussi, de ce point de vue, avec Napoléon. La comparaison des personnes est commode, mais c'est surtout la comparaison des situation, des mentalités politiques et des mécanismes géopolitiques qui jouent : l'on retrouve un schéma constant entre la France révolutionnaire et napoléonienne, jacobine et expansionniste, en plein mouvement de révolution de la monarchie administrative vers le parlementarisme, trouvant sa revanche une génération après l'humiliante guerre de Sept ans (qui se termine en 1763), l'Allemagne nazie trouvant sa revanche une génération après la défaite de 1918, elle aussi en plein mouvement de révolution de la monarchie administrative vers le parlementarisme, et enfin la Russie, cherchant sa revanche une génération après la fin humiliante de la guerre froide, en plein milieu d'un mouvement de la monarchie administrative tsariste et un parlementarisme jusqu'ici introuvable, depuis 1905. La défaite finale est la seule à même de tremper définitvement un Etat-Nation, en lui signifiant qu'il a atteint ses frontières définitives : pour la France en 1815, pour l'Allemagne en 1945. Et pour l'instant, cette défaite manque à la Russie ; elle est donc sensible aux chimères poutiniennes.