Historicité d'Abraham et mythification des faits réels
En complément à l'extrait de tantôt (publié ici, et là, et encore là) sur l'historicité des mythes grecs, j'ajoute ici un bref extrait, toujours tiré d'Histoire du Siècle à venir, concernant l'historicité du personnage biblique d'Abraham et portant une brève réflexion sur la manière dont les mythes essayent souvent de raconter l'histoire réelle.
Comme nous l’avons déjà dit, les hautes origines du judaïsme sont difficiles à discerner avec certitude faute de preuves archéologiques. La Bible elle-même montre des exagérations par rapport à ce qui a pu être confirmé par l’archéologie, et la figure de Moïse telle qu’elle est décrite n’a pas de preuve historique en dehors de la Bible ; par conséquent, ce qui relève d’une époque plus éloignée encore est, au point de vue scientifique, fort incertain.
Cependant, nous avons aussi dit plus haut que l’on pouvait penser que nombre de faits relatés par la bible ont un fondement historique, et que le récit, même si on le considère fortement enjolivé, peut donner des indications globales sur des évènements anciens. Outre l’identification du patriarche Joseph, devenu vice-roi d’Egypte, avec le personnage historique, vizir d’Amenhotep III, nommé Amenophis fils de Hapou, on peut évoquer la probable historicité d’Abraham. En effet, fait méconnu du grand public, il semble apparaître dans un texte d’exécration égyptien, sorte de pratique vaudou égyptienne par laquelle on tentait d’attirer le malheur sur un ennemi. Ce texte date de la XIIe dynastie, soit entre le XXe et le XVIIIe siècles avant notre ère, et mentionne un certain Abourahan (‘Ibwrhni), prince de « Snw’nw » qui pourrait être Samhuna, dans la moitié nord de Canaan, ou correspondre au territoire attribué par la Bible à la tribu de Shiméon, dans la moitié sud[1]. En tous les cas, la date et la localisation correspondent à ce qui est généralement attribué à Abraham. En outre, dans le récit biblique, Abraham est chassé d’Egypte vertement par Pharaon après que celui-ci ait dû subir plusieurs malheurs pour avoir couché avec l’épouse d’Abraham, que le patriarche avait fait passer pour sa sœur ; cette hostilité pharaonique dans la Bible correspond à la volonté de malédiction dans le texte d’exécration mentionnant cet Abourahan. Cela fait beaucoup d’éléments justifiant une identification, pourtant elle n’est pas retenu par l’archéologie. Thomas Römer, du Collège de France, semble estimer que le fait que la Bible localise surtout Abraham près d’Hébron suffirait à disqualifier cette identification, le texte égyptien plaçant cet Abourahan plus au nord ; mais dans la Bible Abraham voyage beaucoup, et s’établit même un temps à Harran, plus encore au nord[2]. Cette réticence nous paraît d’autant plus curieuse que la communauté des archéologues et égyptologues s’est rapidement mise d’accord sur le fait que l’Israr de la stèle de Merneptah prouvait l’existence en Canaan du peuple israélite autour de 1200 avant notre ère et que la « Maison de David » de la stèle de Tel Dan confirmerait, pour la plupart d’entre eux, l’historicité du roi David. Ce texte d’exécration égyptien, qui montre quatre points de concordance avec la tradition biblique (époque, lieu, nom et nature du texte) devrait donc être communément admis comme preuve de l’historicité d’Abraham (sans préjuger, encore une fois, de la réalité de sa mission prophétique au plan historique).
Abraham et Joseph peuvent donc être considérés comme deux points d’historicité dans le récit biblique, quoique rien, au plan archéologique, ne permette de relier Abourahan et Aménophis fils de Hapou comme la Bible fait descendre Joseph d’Abraham par Isaac et Jacob, deux générations bien insuffisantes pour combler les cinq siècles, environ, qui séparent les deux traces historiques. Mais, comme nous l’avons vu au sujet des mythes héroïques grecs, les personnages hauts en couleur sont un bon moyen primitif d’écrire l’Histoire : pour des traditions orales, il est impossible de traiter et de conserver l’information sur le modèle de l’Ecole des Annales, du traitement universitaire moderne de la connaissance scientifique du passé, en évoquant des mouvements sociaux, des problématiques économiques, en produisant des tableaux statistiques. L’Histoire est alors racontée comme celle d’individus et de lignées, dont les péripéties intègrent des éléments de contexte : guerres, famines, migrations, alliances, afin d’en conserver une mémoire sommaire.
Ce processus traditionnel de construction du récit historique conduit facilement, on l’imagine, à confondre des personnages, en attribuant à une figure dominante les hauts faits de divers personnages mineurs qui dès lors disparaissent, à confondre plusieurs conflits concomitants ou successifs en un seul. En outre, il conduit à effacer les périodes de paix et de tranquillité, dont la préservation du souvenir est difficile dans ce type de récit, en l’absence d’événement notable ; de même pour ce que l’on pourrait appeler les périodes d’agitation routinière. A titre d’illustration, remarquons qu’aujourd’hui, l’homme de la rue est généralement bien en peine de savoir combien de temps sépare les grandes figures apprises à l’école et au collège : combien sépare Clovis de Charles Martel, Charlemagne de Saint Louis, Saint Louis de François Ier, et François Ier d’Henri IV. Ce sont là des figures que les pédagogues ont jugées utiles pour se repérer dans la chronologie, et suffisamment significatives pour résumer une période, ou une rupture, comme sans doute elles l’auraient été par une tradition orale mais, dans le cas de cette dernière, Clovis aurait probablement été perçu comme le père ou le grand-père de Charles Martel, Charlemagne le père ou le grand-père de Saint Louis, Saint Louis celui de François Ier, François Ier celui d’Henri IV. Au mieux, une dizaine de générations au total, pour plus de mille ans d’histoire ; de quoi s’arracher les cheveux pour les historiens qui tenteraient de faire correspondre telle quelle cette tradition orale avec la véritable chronologie historique.
Il ne faut pas négliger non plus la recherche de l’intensité du récit, nécessaire à son succès et à son efficace transmission : c’est alors le même mécanisme dramatique que dans l’adaptation cinématographique de faits historiques qui joue : bien souvent, le principal défaut, pour les puristes, du traitement de l’Histoire par le cinéma est que les scénaristes compriment excessivement la chronologie des événements, ce afin de renforcer l’intensité dramatique.
En pratique, tout ceci explique pourquoi il manque toujours des générations dans la chronologie légendaire pour correspondre à la réalité historique et pourquoi il est illusoire d’espérer trouver l’exacte correspondance des mythes dans l’archéologie ; nous l’avons déjà noté à propos de l’histoire mycénienne et de la guerre de Troie. Le récit ainsi constitué permet à la tradition orale de conserver la trace du passé, et à son récipiendaire d’avoir une idée de ses racines culturelles, de ses origines, et de pouvoir les transmettre à son tour sans s’encombrer de considérations qui semblent secondaires. De fait, au plan historiographique, ne plus considérer l’Histoire comme avant tout la geste de quelques personnages historiques successifs est une attitude très récente ; le relatif mépris universitaire pour « l’événementiel » date de la deuxième moitié du XXe siècle. Ce qui semble aujourd’hui l’objet primordial de la science historique, l’histoire des sociétés, fut jusqu’au XIXe siècle très négligé, à l’exception de quelques rares précurseurs comme Ibn Khaldoun ou Montesquieu. Dans les mythes et légendes anciens tels qu’ils sont conçus ce ne sont donc pas, pour l’historien, les détails des péripéties ou l’exactitude des généalogies qui peuvent fournir de l’information, mais principalement la trame du récit.