Autant j’aime bien parler de mes travaux, autant parler de moi n’est pas une chose qui m’enthousiasme beaucoup. Cependant, étant régulièrement attaqué sur le sujet de la Russie, accusé d’être « obsédé » par Poutine et de voir du côté russe un danger fantôme, il me semble utile d’expliquer pourquoi j’écris ce que j’écris ; si l’on doit me faire un procès d’intention, j’aime autant verser mes pièces au dossier.

La grande mode, on le sait, est à voir des « phobies » partout. La dernière en date, dont mes billets récurrents sur le danger poutinien m’a valu l’accusation, est la russophobie, dont je comprend qu’elle désignerait une peur irraisonnée d’un peuple, les Russes, et d’un pays, la Russie, peur irraisonnée qui ferait naître une détestation dont mes différents billets seraient censés faire montre. Cette accusation, comme celle d’islamophobie, et quoi qu’elle puisse sans doute parfois désigner quelque chose de réel, est en fait largement utilisée pour faire taire les opposants à certaines idées – en l’occurrence, à l’idée que la Russie actuelle serait l’allié naturel de l’Europe, et un meilleur allié que les Etats-Unis.

Que l’on me permette donc de clarifier les choses : non, je ne suis pas russophobe ; bien au contraire, je me considère plutôt russophile : j’aime ce que je connais de la culture russe ; j’aime la musique russe, toute la musique russe, des chants traditionnels (j'ai toujours les larmes aux yeux en écoutant Les bateliers de la Volga) aux Chœurs de l’Armée rouge en passant par Tchaïkovsky et Rachmaninov ; je trouve fascinants les tableaux d'Ilya Repine, j’aime les films de Sergueï Bondartchouk, qui a filmé comme personne les guerres napoléoniennes. J’aime la langue russe, que je n’ai malheureusement pas eu le loisir d’apprendre – je m’y suis mis un peu tout seul à une époque, mais n’en ayant guère l’usage, la motivation m’a vite quitté, hélas. Je ne désespère pas de m’y mettre un jour. Je connais l’histoire russe, certes pas en spécialiste mais je suis capable d’en donner de tête les grandes lignes depuis l’apparition de la Rus’ de Kiev jusqu’à aujourd’hui – et je suis certain que la plupart des gens qui me parlent de la Russie et me vantent l’alliance poutinienne sur les réseaux sociaux ou en commentaire à mon blog ne peuvent pas en dire autant. En particulier, connaissant cette histoire je suis capable d’expliquer aux gens qui veulent bien l’entendre en quoi cette histoire est rigoureusement la même que la nôtre, quoi qu’un peu en retard, et donc en quoi il est totalement illusoire de croire que la Russie puisse être un modèle « alternatif ».

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Les Cosaques Zaporogues écrivant au Sultant de Turquie, Ilia Répine

Et au risque de choquer ceux qui, faute de m’avoir assez lu, ne le savent pas, je suis moi-même un ancien poutiniste. Et un poutiniste complet, pas un simple sympathisant du personnage. Non, un vrai poutiniste, eurasiste, anti-américain, partisan de l’apparition d’un bloc européano-russe qui défierait la puissance américaine et à travers lequel mon pays, la France, pourrait de nouveau rayonner sur le monde entier, dans la dignité, l’honneur, tout ça… A la même époque j’étais un fan de Napoléon, avant de devenir monarchiste, subitement, après avoir lu Sire, de Jean Raspail. L’alliance du trône et de l’autel répondait probablement au désir d’absolu qui est souvent l’apanage de ces jeunes années.

Cela n’a fait qu’accroître ma sympathie pour Vladimir Poutine qui, à l’époque, ayant restauré l’ordre dans une Russie qui s’effondrait, ce que je rêvais que l’on fît pour mon pays, commença à se rapprocher de l’Eglise orthodoxe laquelle, contrairement à l’Eglise en Europe, a gardé ses ors et ses rites empesés qui me fascinaient.

Tout ceci je l’ai vécu, dans ma tête et dans ma chair ; autant dire que quand je parle à des poutinistes, je sais comment ils fonctionnent, je sais ce qui les fait vibrer et ce qui les fascine, en particulier pour ce qui est des poutiniste que j’appellerais « vieille droite », les tradis toujours un peu monarchistes sur les bords et les bonapartistes qui rêvent d’avoir un Napoléon pour maître, qui croient en l’autorité, l’Etat stratège et toutes ces sortes d’illusions.

 

Comment en suis-je sorti ?

Bien sûr, je pourrais parler du fait que j’ai découvert les idées libérales, remarquablement synthétisées dans Qu’est-ce que l’Occident ? de Philippe Nemo.  Il y a également le fait que je vivais en pleine contradiction et que je le savais : je buvais sans arrêt du Coca-Cola, la plupart des films que j’allais voir au cinéma étaient américains… Mais ce ne sont pas le genre de choses qui vous font changer d’avis. Des milliers d’anticapitalistes tapent sur le « système » depuis leur Iphone, hurlent contre l’enreprise privée sur Facebook.

Non, ce qui m’a fait changer d’avis, c'est ce qui est à l'origine de ce blog : la nuit du 10 juin 2003. Je me souviens de la date parce qu'à l'époque je tenais un journal et je l'ai notée dedans.

Ce soir-là, assis en tailleur sur mon lit pour travailler comme j'avais l'habitude de le faire à l'époque (on est souple, à 19 ans, aujourd'hui cinq minutes dans la même position et j'ai le dos en compote) j'ai eu la révélation (seulement partielle, à ce moment-là, il faudrait beaucoup de travail par la suite pour la compléter et aboutir à mon livre Histoire du Siècle à venir) de ce que l'histoire moderne, depuis la chute de l'Empire romain, reproduit l'histoire antique depuis la chute de l'empire mycénien (vers 1150 avant J.-C.). Cette révélation m'est venue d'une réflexion sur certains parallèles existants : celui d'Albert Thibaudet, dont j'avais pris connaissances quelques mois auparavant, entre la guerre du Péloponnèse et la Première guerre mondiale, à laquelle il avait participé dans les tranchées, et un autre formulé par mon professeur de latin de l'époque, qui nous expliquait, alors que montaient les tensions autour de l'Irak, qu'Américains et Européens entretenaient les mêmes relations que Romains et Grecs : les premiers considéraient les seconds comme effeminés et affaiblis, les seconds voyaient les premiers comme des brutes épaisses et des va-t-en-guerre sans finesse. Je ne me souviens plus exactement de ce qui m'a poussé à réfléchir à tout ça à ce moment précis, mais je me munissais aussitôt de plusieurs tomes d'encyclopédie dans ma bibliothèques et de livres divers et, avec fascination, je m'apercevais que les choses collaient - et je devrais, dans les années qui suivraient, découvrir que les parallèles pouvaient être encore bien plus approfondis et systématisés.

J'ai déjà eu l'occasion de présenter les grandes lignes de ces schémas historiques dont j'ai, crois-je, établi l'existence.

Cette découverte me menait à une conclusion claire : le rêve eurasiste ne se réaliserait jamais. C'était une chimère, inutile et dangereuse. En outre, je comprenai alors que certaines choses passées ne reviendraient pas tout de suite, mais finiraient par revenir, et finalement tirai de tout cela une grande distance par rapport à l'Histoire et à l'actualité.

J'ai donc subitement abandonné mes positions précédentes. Je ne suis pas devenu, contrairement à ce dont on m'accuse souvent, un pro-américain aveugle, d'autant moins que, si j'ai toujours des sentiments plus positifs que négatifs vis-à-vis de l'Amérique, je sais vers quoi elle tend à évoluer à long terme. 

Néanmoins, ayant su déceler les chimères, j'essaie depuis de combattre pour que d'autres les abandonnent aussi, car j'ai le mince espoir que, moins ces chimères seront poursuivies, moins les dégâts causés par leur poursuite seront importants. Mais jusqu'ici, j'ai plutôt l'impression que cela ne changera rien, en définitive.

Bref, je ne suis pas russophobe, bien au contraire. J'aimerais que les inévitables transitions à venir ne se fassent pas de manière aussi brutale et en causant des dommages aussi importants que ceux que je redoute.

J'espère que ce billet, s'il n'emporte pas la conviction de mes détracteurs sur les idées qui me conduisent à ces conclusions, les éclaireront tout de même suffisamment pour m'épargner, à l'avenir, leurs procès d'intentions et autres attaques personnelles.