Je reviendrai plus tard sur les résultats des élections pour faire un point sur le clivage mais, d'abord, je voudrais donner mon point de vue sur l'abstention et la démocratie.

Je réfléchissais depuis quelques jours à faire un billet à ce sujet, mais ce sont les accusations de Rafaël Enthoven qui me motivent à me pencher sur mon clavier. Le philosophe a expliqué sur Europe 1 que les abstentionnistes sont des ingrats et des feignants, "qui négligent les acquis que d’autres ont payé de leur vie".

A cela j'opposerai au contraire que l'abstention est, selon moi, le signe d'une démocratie en bonne santé.

Aux Etats-Unis, par exemple, l'abstention est traditionnellement bien plus importante qu'en France.

Pour comprendre cela, il faut d'abord comprendre ce qui caractérise la démocratie, et en fait le meilleur des régimes.

Ce n'est pas que la démocratie porte au pouvoir des gens plus méritants ou compétents que les autres régimes. Non, ça on sait par expérience que ce n'est pas le cas.

Ce n'est pas que les droits des individus sont mieux protégés. Non, ça c'est l'état de Droit, qui peut exister hors la démocratie, et que celle-ci permet seulement de faciliter, dans une certaine mesure.

 

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Non, ce qui fait la supériorité de la démocratie sur tous les autres régimes, c'est qu'elle fait disparaître la violence politique.

Dans tout autre système que démocratique, les rapports de force politique ne trouvent à s'exprimer que de manière physique. On se tape, le camp victorieux prend le pouvoir et le garde jusqu'à ce qu'il soit défié. Et alors soit il sera viré par la force, soit réprimera par la force les protestations.

La démocratie, en posant des échéances électorales, garantit que la violence politique sera évacuée de manière civilisée, tout en respectant les rapports de force au sein du corps social. Régulièrement des têtes tombent, et on confie le pouvoir à d'autres. Eux-mêmes seront aussi nul, mais de toute façon, les dirigeants sont nuls la plupart du temps. Pouvoir les décapiter virtuellement évite les révolutions et les bains de sang.

Voilà la supériorité de la démocratie.

Comment cela s'articule-t-il avec l'abstention ?

Eh bien tout simplement, je dirai que la démocratie protège les abstentionnistes des votants.

En effet, dans un système non-démocratique, les votants constitueraient ces 50% de la populations suffisamment attirés par le pouvoir pour se battre pour lui, et déclencheraient régulièrement des guerres civiles où non seulement ils s'entretueraient, mais causeraient aussi maints dommages aux gens qui se désintéressent de la question politique, soit l'autre moitié de la population. La démocratie permet donc de donner un hochet aux gens "politisés" et intéressés à la victoire de tel ou tel camp, et de les laisser se disputer à propos de qui commande sans plus déclencher de guerre civile, et sans causer de désagréments trop importants à ceux que a conquête du pouvoir n'intéresse pas - certes ils sont impactés par le niveau des impôts et les limitations de vitesse, mais croyez-moi, il vaut mieux ça que de régulières St Barthélémy... et de toute façon, hors démocratie, vous auriez les impôts ET les St Barthélémy.

Or donc, les abstentionnistes ne sont pas du tout des "ingrats" qui "qui négligent les acquis que d’autres ont payé de leur vie". Bien au contraire : les abstentionnistes jouissent légitimement de ce qu'ils ont obtenu après des siècles : le droit de ne pas subir de guerres civiles chaque fois que la Drouadroite et la Gogauche ne peuvent plus se supporter, et le droit de ne pas être contraints à la pointe de la hallebarde, de la baïonnette ou du fusil de choisir un camp. 

Et à l'appui de cette thèse je noterai, précisément, que l'absention ne diminue que lors des élections qui menacent trop directement la tranquillité des abstentionnistes : l'élection présidentielle qui donne un pouvoir démentiel à un seul individu. C'est-à-dire que les abstentionnistes ne sortent de leur quiétude que lorsqu'il est vraiment nécessaire, pour ne pas perdre globalement cette quiétude, d'aller choisir le moins pire. Ce n'est pas, alors, qu'ils soient enthousiasmés par le programme d'untel ou untel, mais simplement qu'ils se sentent menacés dans leur volonté de non-politisation. C'est l'autre avantage de la démocratie : au pire, l'abstentionniste peut faire le déplacement et dire avec un bulletin de vote "basta" là où auparavant on lui aurait soit collé un fusil dans les mains, soit mis des chaînes aux pieds.

C'est-à-dire, pour ceux qui suivent, que la forte participation à l'élection présidentielle est un signe de mauvaise santé démocratique : elle est le signe d'une élection tellement dangereuse, tellement pesante, qu'elle inquiète jusqu'aux gens qui préfèreraient s'abstenir.

Une démocratie avec de très forts taux de participation est une démocratie dans laquelle le pouvoir empiète trop sur la vie des gens.

Au lieu de vous affoler de l'abstention, messieurs les bonnes consciences, inquiétez-vous plutôt de la très forte participation aux élections présidentielles.