Je ne vous ai jamais raconté la fin de l'anecdote sur la bagarre dont je vous avais jadis narré le début, à propos d'autre chose. C'est l'occasion de le faire.

Or donc, je m'avançai (seul ou pas, je l'ignore) vers les deux individus en train de se battre, et j'étais encore à une vingtaine de mètres d'eux lorsqu'ils se sont séparés, sous les cris de mes congénères autour de moi. Enfin "séparés" est un grand mot : disons que l'un a violemment rejeté l'autre, et s'est adressé aux passants (dont moi).

C'était un type assez solide - le genre de chose qu'on ne voit pas quand les gens sont pliés en deux en train de se taper dessus) - qui s'exclama avec énervement : "Eh quoi ? Le gars essaie de me voler mon portable, je devrais le laisser faire ?". Et de s'éloigner, laissant l'autre assis parterre en train de se frotter le visage en reprenant ses esprits. Bien sûr, tout les gens qui protestaient et criaient à l'arrêt de la violence se turent, et commencèrent même à s'éloigner. Je restais moi-même interloqué.

Le grand type s'éloigna assez vite, disparut dans une ruelle, et son "adversaire" se releva. Il était nettement plus fluet que l'autre, et il se tourna vers moi, et les autres passants qui ne s'étaient pas remis en route. "Et vous l'avez cru ?" lança-t-il dépité. Il était la victime, l'autre l'agresseur. L'aplomb du voleur, accusant sa propre victime sans que l'autre soit en mesure de répondre, alui avait permis de s'éclipser tranquillement après l'avoir pillé et brutalisé.

 

Vladimir Poutine est exactement comme cette brute. On commence à connaître sa méthode : taper sur des faibles en expliquant que c'est leur faute, paralyser par ces accusations la réactions de ceux qui pourraient empêcher le forfait, puis se retirer sans coup férir en laissant la victime dépouillée.

Il nous a fait le coup en 2008 avec la Géorgie, coup qui a si bien réussi que les gens sont encore persuadés que la Géorgie, ce pays dix fois moins peuplé que la Russie, 250 fois plus petit,et avec une armée 20 fois moins nombreuse et infiniment moins équipée, a agressé la Russie et que Poutine n'a fait que se défendre en envahissant son minuscule voisin, et ce même si, depuis, Poutine n'a pas pu s'empêcher d'avouer et même de se vanter, pour affirmer sa puissance et entretenir sa "gloire" auprès de son peuple, d'avoir planifié ladite invasion deux ans avant. Le but était, comme dernièrement avec l'Ukraine, de casser un pays libre et démocratique s'épanouissant aux marges de la Russie, afin qu'il ne donne pas le "mauvais exemple" au peuple russe, et d'infliger un premier recul à l'OTAN.

Avec la Turquie, le but poursuivi n'est pas le même, mais la méthode est similaire : après avoir cassé en Géorgie un pays candidat à l'OTAN, avoir réitéré en Ukraine, il s'agit désormais de casser, sans l'attaquer de front, un membre de l'OTAN, avant, plus tard, d'attaquer carrément un membre de l'OTAN, en comptant sur la mécanique de renonciations successives engagée pour empêcher les Alliés de réagir et briser l'Alliance. Pour cela Poutine commence par provoquer sa future victime, afin de l'exaspérer et de la pousser à commettre une petite faute, un petit acte violent.

Ce faisant, la pauvre victime pense juste défendre son bon droit, et que les choses s'arrêteront là.

Erreur.

Armé de son prétexte, le prédateur malhonnête peut commencer à surréagir, à faire mousser l'affaire en expliquant à grands cris combien c'est intolérable, et combien ce crime ne sera jamais oublié. Bien sûr la victime commence par réagir avec étonnement en cherchant l'apaisement, n'ayant jamais cru déclencher tout cela.

Mais le prédateur Poutine s'en fout, il a son agenda planifié depuis des mois. Alors il continue de multiplier les attaques, les menaces, et de diaboliser sa future victime afin de paralyser la réaction de ceux qui pourraient l'empêcher de commettre son forfait, tout en exécutant les préparatifs de représailles, discrètement. Et lorsque les préparatifs seront achevés, il lancera la manoeuvre prévue depuis le début, pour mettre sa victime à feu et à sang, en expliquant à moitié que c'est pas lui, à moitié que c'est tant mieux c'est bien fait.

Pour l'instant, nous en sommes à la phase des préparatifs. Il faut dire qu'elle bat son plein. Comme je le disais dans mon précédent billet, pas un jour sans que Poutine ne dénonce la "clique" de Turquie, ne crie à la trahison, au crime, à la honte, ne menace, n'accuse  la Turquie de protéger des trafics ignominieux avec l'Etat islamique - tout juste si on ne nous parle pas du Turc aux doigts crochus - et finalement d'assimiler les deux, puisque le complice est passible des mêmes peines que le criminel. Poutine accuse  Erdogan d'avoir "islamisé" la Turquie. Ne vous y trompez pas : cela veut dire que la Turquie est désormais assimilable à Daech.

 

Erdogan essaie de se défendre, mais on ne l'écoute pas. Il faut dire qu'avec son palais dantesque et son emprisonnement record des journalistes, il n'inspire pas confiance. Mais être coupable de tel acte n'implique pas que l'on soit coupable de tel autre, ou de tout. Et quand je songe à quelles extrémités ces exagérations pourraient mener, et où Poutine entend qu'elles mènent, je me dois de rappeler quelques faits importants, afin de contrer la propagande à buts de guerre engagée par la Russie à l'encontre d'un allié de longue date, à l'époque où les missiles nucléaires de Moscou étaient encore (déjà ?) pointés sur l'Europe de l'Ouest.

La Turquie vaut toujours mieux que la Russie

Oui, Erdogan a des tendances autoritaires, et il réussit l'exploit de faire pire que Vladimir Poutine en matière de liberté de la presse : en 2014 la Turquie était classée 154eme, la Russie étant 148 eme ; on est donc entre éclopés de la liberté d'expression.

En revanche, lorsque l'on considère le classement de liberté économique de la Fondation Heritage 2014, l'on trouve la Turquie en 70eme position, contre 140 pour la Russie. Il faut dire que le classement Heritage intègre le problème de la corruption pour laquelle le classement dédié de Transparency International classe la Turquie 53eme et la Russie 127eme en 2013. Lorsque l'Europe doit choisir ses alliés, il me semble que ces considérations sont pertinentes.

De plus, contrairement à la Russie, la Turquie ne s'est pas amusée à envahir ses voisins ces dernières années. Elle occupe certes Chypre depuis 1974, mais il ne faut pas oublier que l'intervention d'origine était légitime et en réaction à un coup d'Etat militaire de la dictature grecque des Colonels, et suivant les dispositions du Traité de garantie de 1960 ce n'était donc pas une guerre d'agression (donc que l'on ne me ressorte pas l'idée du "coup d'Etat de Maïdan, qui était un soulèvement populaire ; et de toute façon, la Russie n'avait pas le droit d'intervenir aux termes du Memorandum de Budapest). La République de Chypre du Nord a proclamé son indépendance en 1983 et depuis occupée par la Turquie ; elle n'est pas reconnue par l'ONU, c'est un fait.

Par ailleurs, ainsi que je l'ai déjà rappelé mais cela mérite d'être souligné, la Turquie a été membre de l'OTAN durant toute la guerre froide, et l'est demeurée. Elle coopère, depuis plusieurs mois, dans le cadre de la lutte contre l'Etat islamique, et cela quoiqu'elle ait de bonnes raisons de craindre des séquelles dans ses régions kurdes, en particulier du fait du PKK, dont il faut rappeler que c'est un groupe terroriste marxiste armé et financé durant des décennies par l'URSS, et qui a vraisemblablement toujours des liens avec la Russie.

La Turquie ne représente aucune menace stratégique pour l'Europe, ne disposant pas de l'arme nucléaire. Elle est un important contrepoids, au sud, garantissant la frontière est de l'Europe.

La propagande du Kremlin tente, au contraire, de faire passer la Turquie pour un tel danger stratégique afin de susciter son abandon par l'Europe. Elle use pour cela des raccourcis, des exagérations et des mensonges.

 

Les faussetés et exagérations du dénigrement de la Turquie

"La Turquie cherche à protéger son trafic de pétrole avec l'Etat islamique"

C'est le grand argument pour assimiler la Turquie à l'Etat islamique, en suggérant continuellement qu'il s'agirait là d'un trafic très juteux dont la culpabilité pèserait lourdement sur la Turquie. 

La réalité chiffrée pousse à relativiser tout cela.

Pour ce que l'on en sait, Daech produit 20 000 à 40000 barils de pétrole par jour. La moitié est utilisée pour les besoins de Daech et la population occupée, le reste exporté. Soit entre 10 000 et 20 000 barils  par jour.

Ce pétrole serait vendu en Syrie, Irak, Jordanie, et surtout Turquie

Il faut savoir que la Turquie consomme plus de 720 000 barils de pétrole par jour.

"Surtout en Turquie", dit l'article du Figaro. Interprétons ce "surtout" par les trois quarts. cela fait entre 7 000 et 15 000 barils par jour.

Soit au maximum 2% de la consommation journalière turque. Donc pas le juteux trafic, pour la Turquie, que l'on imagine, et surtout que la propagande poutinienne se plaît à nous décrire.

D'autant plus que, lorsque Poutine accuse Erdogan d'avoir abattu le bombardier russe pour protéger ce trafic, l'accusation est totalement infondée : depuis des mois Erdogan a mis ses bases aériennes à disposition de la Coalition occidentale, dont les frappes ont réduit la production quotidienne de pétrole de Daech de 70 000 à 40 000 barils au maximum, soit une baisse de plus de 40%.

 

"la Turquie commerce avec l'Etat islamique"

Par ailleurs, on reproche à des Turcs d'exporter de la nourriture vers les territoires de l'EI ou d'en importer du coton. Mais comment reprocher ceci à des commerçants turcs quand la coalition occidentale elle-même refuse d'attaquer les puits de pétrole pour ne pas priver les sujets de Daech, prisonniers de l'organisation terroriste, de moyens de subsistance ? "la coalition refuse de détruire directement les puits de pétrole contrôlés par Deach. «Certes, militairement, priver l'accès au pétrole à Daech serait efficace, explique Francis Perrin, président de Stratégies et Politiques Energétiques. Mais sur le plan idéologique, attaquer le pétrole à sa source pourrait s'avérer contre-productif. Car ce serait prendre le risque de se mettre à dos la population civile, dont le patrimoine serait attaqué». Anéantir la production de pétrole sur le territoire de Daech, reviendrait à priver de ressources les civils qui se déplacent, travaillent, se nourrissent, s'éclairent, et se soignent «grâce» au pétrole de Daech." (Même article du Figaro)

Il ne faut en effet pas oublier que l'Etat islamique règne sur une population équivalente à celle de la Suisse, qu'elle tond, pressure, taxe et rackette à l'envie. Poutine pense certainement, à la russe, que le bon moyen de lutter contre l'Etat islamique est d'asphyxier totalement cette population. Les Occidentaux, plus humanistes, essaient de régler le problème avec plus de subtilité, en limitant les pertes civiles.

D'autre part, il ne faut pas oublier qu'il est de très mauvaise foi de la part des pays européens, notamment la France, d'accuser Erdogan de laisser sa frontière ouverte aux trafics et des Turcs aller vendre leurs poulets sur le territoire de Daech, ou y acheter du coton et y faire de la contrebande de pétrole, quand nous continuons d'acheter des millions de barils de pétrole et de nous fournir en gaz chez les grands sponsors originels de Daech, l'Arabie Saoudite et le Qatar.

"la Turquie laisse passer les combattants partis rejoindre l'Etat islamique"

Là encore, les Européens sont assez indignes lorsqu"ils accusent la Turquie de laisser passer des candidats au djihad qui viennent de chez eux, donc que, par définition, ils n'ont pas eux-même réussi à empêcher d'arriver jusque là.

 

Les inquiétudes sinon défendables, du moins compréhensibles du gouvernement turc

On accuse beaucoup les Turcs de ne pas s'engager suffisamment contre Daech, et même de regarder d'un oeil complaisant les coups portés aux Kurdes par l'Etat islamique.

Mais précisément, il faut souligner que ce qui inquiète véritablement Erdogan, et c'est même son seul point commun avec l'armée turque avec laquelle ses rapports sont houleux, ce sont les Kurdes et la menace qu'ils représentent pour l'intégrité du territoire turc.

Et il ne s'agit pas d'un calcul aussi froid et cynique que cela en a l'air si l'on se met, précisément, à la place de la Turquie qui a vu, depuis trois ans, ses pays limitrophes sombrer dans le chaos le plus total. Pour les Turcs, ce n'est pas une vue de l'esprit, c'est le jardin d'en face qui est parti en fumée. Dans un pays confronté depuis longtemps aux revendications indépendantistes terroristes - comme beaucoup de pays, notamment en Europe : l'IRA et l'ETA ne sont pas d'un passé lointain - la crainte de l'embrasement peut se comprendre, et expliquer que l'armée turque soit restée l'arme au pied à Kobané. Il est facile, pour les Occidentaux, de demander à la Turquie de s'engager dans l'engrenage du chaos, quand eux-mêmes préfèrent, depuis un an, bombarder - de même que Poutine, du reste.

turquie-conseils-securite_TURQUIE-15-07-08RAPPEL : Depuis la reprise des activités du PKK en 2004, l'Est de la Turquie, c'est le Far West

"Erdogan exploite les migrants pour menacer l'Europe"

Cet argument semble aussi avoir beaucoup de succès.  Il est vrai que l'attitude d'Erdogan, qui consiste à demander de l'argent et des concessions diplomatiques en échange de son interruption des flux migratoires, est assez cynique. Mais il ne faudrait tout de même pas oublier que :

- ce n'est pas lui qui crée ces mouvements de population, mais le chaos qui règne dans la région, et en partie en Syrie par la faute d'Assad, qui a joué le pourrissement de la révolution

- l'entrée en masse de population en Turquie a naturellement un coût ; qu'Erdogan essaie de le faire partager à des pays européens que cet afflux effraie est de bonne guerre.

- tous les gens qui aujourd'hui tapent allègrement sur Erdogan sont souvent les mêmes qui pensent qu'on n'aurait jamais dû renverser Khadafi parce qu'au moins il bloquait l'afflux de migrants africains... et aujourd'hui les mêmes se réjouiraient presque d'un renversement d'Erdogan.

 

Voilà, donc, des choses qui ne sont pas dites et dont je pense qu'elles devraient l'être. Parce que l'unanimisme anti-Erdogan me paraît la plus réussie de toutes les manoeuvres de propagande de Vladimir Poutine depuis qu'il a mis en marche ses funestes projets pour l'Europe. Alors je vous prie de lire tout cela, de le peser, et de réfléchir avant de vous joindre à la meute qui hurle contre un pays qui, quoique très perfectible, demeure une démocratie stable, plus peuplé que l'Irak, la Syrie et la Libye réunis, et qui est un vieil allié se tenant entre nous et le chaos.

Critiquez Erdogan si vous voulez, il y a sans doute de quoi : la répression de la presse, son palais, ses insuffisances contre l'Etat islamique, son cynisme, son opportunisme, son islamisme soft. Mais halte au bashing et aux charges sans nuances contre la Turquie.

Sauf si vous voulez que ce pays finisse dans le même état que la Syrie et l'Irak. Là, pour le coup, les migrations seront apocalyptiques.

Mais Poutine se frottera les mains, et sera plus près que jamais de réduire l'Europe en esclavage.