La question, me semble-t-il, mérite d'être posée, au regard de l'évolution de la situation depuis le 24 novembre, date à laquelle l'aviation turque a abattu un bombardier russe accusé d'avoir violé son espace aérien malgré les mises en garde.

Depuis, le ping-pong diplomatico-médiatique s'est engagé entre Poutine et Erdogan. Globalement le second, tout en refusant de s'excuser et en affirmant être dans son bon droit, tente de calmer le jeu, estimant sans doute avoir suffisamment marqué son terrain en abattant ledit avion.

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De son côté Vladimir Poutine refuse tout apaisement et, au contraire, entretient la tension en produisant, jour après jour, des attaques toujours plus vives contre le gouvernement turc, accusé de trahison, d'avoir planifié sa frappe, d'être trop complaisant avec l'EI, puis d'être carrément l'organisateur du trafic de pétrole avec l'Etat islamique et d'avoir abattu l'avion russe pour défendre ce trafic de l'Etat islamique, c'est-à-dire que la Turquie serait désormais pratiquement assimilable à l'Etat islamique.

Cette escalade de mots a de quoi inquiéter, car il n'est pas dans l'habitude de Poutine de se payer de mots et d'agir sans raison, ni dans son style de finir sans opérer un geste donnant son sens à la parole. L'inteprétation voulant que Poutine multiplierait les attaques verbales pour masquer son impuissance face à une Turquie protégée par l'OTAN me paraît donc mauvaise.

A l'inverse, on sait que Poutine a une grande habitude de la diabolisation de l'adversaire avant ses interventions armée. Souvenons-nous de l'Ukraine : on identifie, parmi la nouvelle coalition gouvernementale, un groupe minoritaire d'extrême-droite néo-nazi, Svoboda, puis on qualifie, sur cette base, le nouveau gouvernement ukrainien de nazi, et enfin on envahit la Crimée et on pratique la "guerre hybride" dans le Donbass.

C'est la même mécanique langagière qu'emploie Poutine en ce moment au sujet de la Turquie, et par conséquent il paraîtrait curieux que le Tsar, qui depuis deux ans assoit sa légitimité et sa puissance internationale sur les coups de force désemparant ses adversaires plus policés, ne fasse rien à part éructer et laisse, en définitive, sans représailles autres qu'économiques un affront militaire. Or, Poutine n'est pas du genre à se contenter de sanctions économiques pour un affront militaire : il applique toujours une mesure supérieure, dans une posture de domination et non de simple sanction.

Mais que pourrait-il faire ? Eh bien, si ces informations sont fiables, il semble déjà sur le point de déployer ses troupes en Arménie, à la frontière turque. Des ordres auraient été donnés dans ce sens afin que la 58eme armée russe, celle du district du Caucase Nord, aille rejoindre la frontière turco-arménienne, dans le cadre d'accords signés le 11 novembre dernier (un esprit suspicieux verrait dans la succession de cet accord et l'abattement de l'avion russe une chronologie fort commode pour justifier ce déploiement massif et une présence accrue de l'armée russe au Moyen Orient). Cela signifierait "des brigades spécialisées dans la guerre militaire électronique,des systèmes de défenses aériens, des lance-roquettes multiples, du matériel anti-char, et des forces d’artillerie à la frontière turco-arménienne, soit au total près de 7 000 soldats russes actuellement mis en état complet de combat". Sachant que la Russie, dans la même zone, dispose déjà de la base de Gumri où est stationnée la 102e division russe, environ 5000 hommes avec des missiles antiaériens S 300 et des Mig-29.

L'article d'Armenews ajoute : "Il est important de noter que lors de ce déploiement militaire de la Fédération de Russie en Arménie, ces forces seront protégés, comme leurs homologues opérant en Syrie, avec des S-400 (désignation OTAN : SA-21 Growler) systèmes mobiles de missiles à moyen et long terme Sol-Air et des plates-formes de brouillage Krasukha-4 leur donnant une totale supériorité de défense aérienne sur plus de 85 pour cent du territoire turc."

Evidemment, ce n'est pas avec 12 000 hommes que Poutine pourrait envahir la Turquie. En revanche, ces troupes seront stationnées juste sur les arrières du Kurdistan turc, de la même manière que l'armée russe fut stationnée en masse, il y a un an, derrière les lignes des séparatistes du Donbass. Poutine se met donc en position d'offrir une couverture aérienne au PKK et de déstabiliser gravement tout l'Est de la Turquie, peut-être en menant des opérations de "guerre hybride" comme celles qui ont mené au crash du MH 17.

Cela pourrait donner à Poutine un moyen de pression très important sur Erdogan, et des gains stratégiques importants. Ce canon sur la tempe d'Ankara permettrait :

- de sécuriser l'activité de ses avions, les Turcs sachant que les représailles seraient très graves, bien plus que l'éloignement des touristes russes (lequel prépare d'ailleurs fort bien une déstabilisation du pays)

- d'obliger la Turquie à maintenir le Bosphore ouvert au passage des navires russes, alors qu'actuellement Poutine reste tributaire, pour cela, du bon vouloir de l'OTAN

Le tout sans attaquer directement un pays de l'OTAN, ou de manière suffisamment indirecte pour que l'indécision paralyse toute réaction de l'OTAN, ce qui enfoncerait un coin dans l'unité de l'Alliance, et entamerait la confiance de pays alliés voisins de la Russie : les Pays Baltes, la Pologne. Ce qui, au passage, accroîtrait encore le prestige du président russe et son aura d'invincibilité, tout en confortant sa bonne réputation dans certaines fractions des peuples occidentaux, qui verront d'autant plus en lui le champion efficace de la lutte contre le djihadisme.

Mais Poutine pourrait ne pas s'arrêter là.

Poussons le raisonnement : les rapports entre l'armée turque et Erdogan ne sont pas les meilleurs, ce depuis des années. L'armée turque elle-même est affaiblie dans ses structures par la politique de suspicion du pouvoir menée entre 2009 et 2013. Ce n'est pas au niveau de l'Armée rouge en 1941, certes, mais c'est un peu le même type de fragilités. En outre, l'armée turque reproche à Erdogan de n'avoir pas frappé l'Etat islamique. Bref il y a en Turquie, entre l'armée et le pouvoir, des frictions internes que Poutine pourrait exacerber en mettant ainsi la pression à la frontière.

Poussons encore : ce faisant, Vladimir Poutine pourrait conduire au bord de l'implosion la seule puissance de l'OTAN capable de menacer la Russie par le sud dans le cas d'une décision russe d'envahir l'Europe de l'Est. Ce serait un premier mouvement essentiel, une fragilisation de l'OTAN en créant un quasi-précédent d'abandon d'un pays agressé (puisqu'il ne serait pas vraiment agressé) et mettant les pays de l'OTAN dans une position de fragilité psychologique lorsqu'il s'agira de décider si oui ou non on aide la Pologne, et les Pays Baltes envahis.

Sur ce théâtre, les prochaines semaines risquent d'être riches en surprise : on n'avait pas vu arriver l'intervention de Poutine en Syrie, qu'il préparait par un renforcement de sa présence depuis un mois. Aujourd'hui, il commence à faire pareil en Arménie. Attendez-vous à un nouvel an sportif.