Boum.
L'aviation turque a abattu, ce matin, un Su-24 russe du corps expéditionnaire en Syrie.
Les Turcs accusent l'avion russe d'avoir violé leur espace aérien une nouvelle fois.
Les Russes démentent.
Il semble que les pilotes aient réussi à s'éjecter, mais l'un des deux serait aux mains des rebelles syriens, qui pourraient l'avoir abattu.
La survenance d'un tel incident était probable. Comme le disait fort bien Jeffrey Pelt dans A la poursuite d'Octobre Rouge :
Maintenir vos bâtiments et les nôtres, votre aviation et la nôtre dans une telle proximité, c'est créer une situation à très haut risque. Des guerres ont commencé de cette manière, Monsieur l'ambassadeur ! (Pour les cinéphiles)
Ce matin, donc, un avion d'un pays membre de l'OTAN a abattu sciemment un avion russe. Il est pour l'instant impossible de dire qui était dans son bon droit, mais l'incident est évidemment inquiétant en soi.
Les Russes disent pouvoir "prouver" que leur avion ne violait pas l'espace aérien turc.
Les Turcs affirment le contraire et disent avoir alerté dix fois le pilote russe avant de l'abattre.
L'escalade verbale a commencé. Vladimir Poutine accuse les Turcs d'avoir porté à la Russie un "coup de poignard dans le dos", porté par "les complices des terroristes". Il n'est pas précisé si le président russe place sous ce vocable uniquement la Turquie d'Erdogan ou s'il englobe les Américains - le connaissant, c'est sans doute le sens plus large qu'il faut retenir.
La Turquie, de son côté, a saisi l'OTAN de cette affaire, et une réunion extraordinaire est prévue à 16h GMT (17 h en France).
Il est difficile, à chaud, d'envisager les conséquences possibles immédiates de ces événements. Essayons d'abord d'en resituer rapidement le contexte.
Les Turcs reprochent non seulement à Vladimir Poutine d'avoir secouru Bachar El-Assad, dont ils espéraient la chute rapide, mais aussi d'avoir touché, lors de leurs frappes récentes contre les rebelles syriens du nord du pays, des populations turcophones. Or, les Turcs ont le même rapport avec les turcophones que les Russes avec les russophones, qu'ils estiment avoir le droit de protéger des agressions.
De plus l'intervention russe en Syrie avait jusqu'à présent bénéficié de la relative apathie d'une Turquie embourbée dans les difficultés de la contestation interne et des échéances électorales. Le pouvoir d'Erdogan sur le pays ayant été consolidé par sa récente victoire aux élections, le dirigeant turc a probablement voulu en profiter pour réaffirmer bruyamment la souveraineté turque et sa puissance locale.
De son côté, Vladimir Poutine s'est entretenu, hier, avec le Guide Suprême d'Iran, Ali Khamenei, qu'il rencontrait pour la première fois depuis 2007. Tous deux ont à cette occasion affirmé leur unité à propos de la question syrienne et du soutien à Bachar El-Assad. A ce propos, il me semble noter que la stratégie américaine, visant à détacher l'Iran de la Russie par la levée des sanctions et l'accord sur le nucléaire, est un échec, et que l'échec de cette stratégie peut être intégré dans le parallèle global que je fais par ailleurs entre la situation internationale actuelle et celle des années 1930 : j'incline à penser que l'Amérique a fait vis-à-vis de l'Iran la même erreur que l'Angleterre vis-à-vis de l'Union soviétique. En effet, en mars 1939, l'Angleterre offrit une garantie unilatérale de protection à la Pologne et à la Roumanie en cas d'agression allemande ; cette garantie, par extension, assurait à Staline que l'Angleterre entrerait en guerre de son côté, en cas d'attaque des nazis, sans que l'URSS ait à engager une quelconque contrepartie à cette alliance. En revanche, elle neutralisait les éventuelles ambitions soviétiques, ce qui poussait plutôt Staline à trouver un autre moyen de les poursuivre, ce qu'il fit en s'alliant avec Hitler dans le pacte germano-soviétique.
Avec la levée des sanctions, le régime des mollahs, cette URSS islamique, s'est trouvé dans la même situation vis-à-vis des Occidentaux et de Poutine que jadis Staline vis-à-vis des Occidentaux et d'Hitler : il a obtenu la levée des sanctions en échange de contreparties très limitées (pas de démantèlement du programme), et l'accord sitôt ratifié l'Iran a signé un contrat par lequel sont achetés à la Russie des missiles sol-air qui permettront au pays de se protéger contre d'éventuelles attaques occidentales, c'est-à-dire permettront éventuellement de reprendre le programme nucléaire une fois acquise la capacité de protéger leurs sites des bombardements.
Le plan américain pour le Moyen-Orient semble donc sur le point de capoter comme les manoeuvres diplomatiques britanniques pour maintenir la paix en Europe en 1939. Dans cette vaste région-frontière entre le monde russo-orthodoxe et le monde arabo-musulman, Iraniens et Russes semblent finalement bien s'entendre pour se partager l'influence, au détriment de la Turquie et de l'Arabie Saoudite. Il n'est pas à exclure que cette dernière, dans un avenir proche, ne fasse l'objet de manoeuvres de déstabilisation favorisant une hausse du prix du pétrole qui donnerait un peu d'air à l'économie russe, et renforcerait l'avantage que trouve l'économie iranienne à pouvoir de nouveau exporter son pétrole.
Pour l'heure, c'est donc autour de la Turquie que se joue la partie. Peu importe, en fait, qui est en tort dans cette affaire précise : depuis des semaines les Russes violent l'espace aérien turc, et même si l'avion russe était cette fois-ci sur le territoire syrien, l'incident est le résultat d'un long bras de fer entre une Turquie qui a sans doute vu l'Etat islamique comme un utile brise-glace en Syrie, et une Russie qui utilise l'affaire syrienne pour retrouver un rôle de puissance diplomatique et militaire de premier plan.
Nous verrons après la réunion de l'OTAN quelle tournure devrait prendre l'affaire, à brève échéance.