Depuis plusieurs années, on entend beaucoup parler, chez les libéraux, de cette idée de "revenu universel". C'est l'un des chevaux de bataille de Gaspard Koenig. Elle semble avoir un certain succès, beaucoup pensant que cela permettrait de tirer un "mieux" du système actuel, en le simplifiant ; un début de remède au système de redistribution étatique, en somme.
Les libéraux devraient pourtant savoir, mieux que quiconque, que les manipulation que l'on entreprend ont fréquemment un effet final inverse à ce lui qui était recherché. Ce n'est pas le cas qu'en économie mais aussi en théorie politique. Ainsi le marxisme, qui devait conduire à l'abolition du salariat, n'a-t-il réussi à accoucher qu'à la généralisation du salariat.
- C'est pas du tout ce que j'avais prévu !
- A qui le dis-tu !
Il en est également allé ainsi du monétarisme, qui espérait compenser le mal qu'étaient les banques centrales en leur imposant une règle fixe. L'idée semblait intelligente et raisonnable : puisque partout des institutions para-étatiques centralisées s'étaient emparées du pouvoir de manipuler la monnaie, et en usaient en pratiquant des politiques discrétionnaires déstabilisant le marché libre en affectant la valeur du capital, créant de l'incertitude artificielle, il paraissait nécessaire de trouver un moyen d'empêcher ce pouvoir d'être trop nuisible. Instaurer un taux fixe de croissance annuelle de la monnaie pouvait sembler la bonne solution, et pouvait se calculer en fonction du taux moyen de croissance, de manière simple. En outre, cela paraissait remettre le système monétaire dans un état proche de l'étalon-or, puisque, précisément, la masse globale d'or s'accroît de manière relativement régulière d'une année sur l'autre ; la monnaie artificielle répondrait donc à une règle reproduisant les effets de la monnaie "naturelle".
Pourtant, quel est aujourd'hui le résultat ? Nous vivons désormais dans un monde dans lequel la politique monétaire est devenu le ressort hégémonique de toute politique économique. Friedman et les monétaristes ont voulu dompter les Banques centrales en leur imposant des règles. 50 ans plus tard, les Banques centrales n'ont jamais été aussi puissantes. Le monétarisme, à son corps défendant, les a légitimées en acceptant le principe de leur existence, en essayant de penser une économie libérale qui s'accomoderait d'un monopole sur le principal vecteur d'échange.
Aujourd'hui, l'essentiel des commentaires sur l'économie mondiale tourne autour de l'activité des banques centrales : Fed, BCE, Banque du Japon, etc. La bourse est suspendue principalement aux annonces des banquiers centraux et le capital disparaît dans les politiques monétaires de quantitative easing des uns et des autres. Il a suffit de quelques décennies pour que le monétarisme produise des effets absolument inverses à ce qu'il recherchait, en consacrant l'autorité des Banques centrales.
Fantastique et terrible retournement qui évoque, pour l'historien "seiziemiste" que je suis de formation, les efforts des théoriciens de l'absolutisme monarchique en France : au lendemain de la guerre de Cent Ans, le pouvoir royal, bien structuré, doté d'une armée permanente et de relais administratifs, devenait de plus en plus prégnant dans le royaume ; et naturellement cela provoquait des inquiétudes quant au maintien des libertés traditionnelles : féodales, ecclésiastiques, etc. De nombreux auteurs entreprirent donc de théoriser le pouvoir royal absolu, qui se dessinait sous leurs yeux, mais en cherchant à le doter d'une doctrine qui en permettrait un exercice efficace, respectueux du droit, et évitant la tyrannie. Se développa ainsi toute une théorie de l'entourage royal, la nécessité du conseil, les limites du pouvoir, etc. Malheureusement, ce fut surtout la légitimation de l'absolutisme qui fut retenue en pratique, et les règles de contrôle du pouvoir, qui dépendaient du bon vouloir du pouvoir lui-même, furent bien souvent oubliées.
Revenons à nos moutons : aujourd'hui, on nous explique que le revenu universel permettra d'apporter un remède à l'Etat-providence et à la redistribution, en simplifiant le tout par une règle unique et simple : donner le même revenu de base à chacun, libre à lui, par la suite, de travailler pour s'enrichir plus ou pas, de dépenser cet argent pour son assurance maladie ou pour acheter un smartphone dernier cri. Les libéraux qui pensent ainsi font la même erreur fondamentale que les monétaristes : accepter un principe mauvais, dans un cas celui de l'existence d'une banque centrale, dans l'autre celui du rôle redistributif de l'Etat, et chercher un modèle économique et social qui soit libéral tout en intégrant ces prémisses fausses. L'intention, je ne le nie pas, est louable, et il faut bien admettre que cela pourrait donner des effets positifs à court terme. Mais à moyen et long terme, il s'agit tout bonnement d'une dévaluation de la pensée libérale qui, petit à petit, s'accomode de plus en plus de prémisses étatistes, et finit par n'être plus libérale du tout.
En réalité, donc, les effets du revenu universel ne seront pas différents de ceux du monétarisme sur les banques centrales, et l'on va juste réussir à consacrer définitivement le principe de la redistribution sociale, à en faire le principe fondateur de la politique sociale, en lieu et place de la formation, de l'insertion professionnelle, etc.
Je reviens donc à ce que je disais en commençant : lorsque l'on décide d'adopter un discours politique, il faut se souvenir qu'il aura vraisemblablement des effets inattendus et pervers, tout comme les mesures économiques. Souvent les libéraux, soucieux d'obtenir rapidement des résultats allant vers plus de liberté, sont prêts à certains compromis idéologiques qui, de prime abord, paraissent très défendables : supprimer les banques centrales semble un combat très difficile ? si on se contentait de les dompter, l'effet serait très positif tout en étant rapidement obtenu, c'est donc un combat politique "rentable" ! Militer pour la suppression de toutes les aides sociales est inaudible dans nos sociétés pétries d'Etat-providence ? Simplifions-en le fonctionnement par quelques règles simples et définitives (les taux des banques centrales étaient aussi censés être constants) : cela permettra, rapidement, d'obtenir un "mieux" libéral. Sauf que, comme pour les mesures économiques et leurs effets pervers, ces compromis politiques ne permettent, au mieux, que d'obtenir une amélioration limitée et temporaire, que l'on paie par la suite par une détérioration rapide et durable du système politique et économique.
Aussi, amis partisans, convaincus ou "pragmatiques" du revenu universel, souvenez-vous bien de cette chronologie : la Fed a été créée en 1913. A la fin des années 1950, Milton Friedman proposait sa théorie de la monnaie, et suggérait par la suite la limitation du pouvoir des banques centrales, tout en admettant le principe de leur existence. Aujourd'hui, depuis la crise économique de 2008, le quantitative easing est devenu l'alpha et l'oméga des politiques économiques, permettant aux gouvernements de bidouiller l'économie tout autant qu'avant, mais avec des mesures moins visibles, sans augmenter les impôts, et surtout sans avoir à envisager sérieusement des mesures de libéralisation économique.
En Occident, l'Etat-providence a triomphé après 1945. Cette idée de revenu universel est devenue très à la mode, notamment chez les libéraux, depuis la fin de la décennie 2000. Si elle est adoptée, je vous laisse imaginer à quel degré de communisme global nous serons rendus en 2050.
Et ce qui me fait le plus mal, c'est que je suis convaincu qu'elle sera effectivement adoptée, sous une forme ou une autre. Notamment parce qu'elle permettra aux rois des banques centrales et à leurs barons banquiers de maintenir leur règne en distribuant du papier imprimé aux masses reconnaissantes. Ce monde est foutu.