Une guerre de Cent Ans : Les professions libérales contre la technocratie
Alors que l'actualité nous a montré, à Lille, des avocats en robe malmenés par des CRS, terrible symbole de notre démocratie vermoulue, je reprends sur ce blog un texte que j'ai publié il y a six mois dans la revue Convergence, et qui offre une perspective historique au conflit en cours.
La technocratie contre les professions libérales : une guerre à mort
Ne nous y trompons pas, le principal objectif de la loi Macron, tout comme celui de la réforme du découpage régional, est de produire l’illusion de réformes de fond, et ce afin de rentrer, à moindre coût, dans les bonnes grâces de Bruxelles et de l’Allemagne, et de gagner du temps en attendant que l’économie se retourne. La manoeuvre a suffisamment fonctionné pour que la France parvienne à obtenir le QE de la BCE. L’Histoire nous dira si la suite du plan fonctionnera aussi, mais j’en doute.
Toutefois, si le battage politique et médiatique autour de la loi Macron s’explique largement par ce but principal, son contenu relatif aux professions libérales nécessite, me semble-t-il, un point de vue historique, et je voudrais proposer une perspective que je n’ai guère vu abordée jusqu’alors, qui est celle de la guerre civile des élites françaises. Depuis la Libération, cette guerre oppose deux types d’élites bien distinctes : les professions libérales et les technocrates. Je pense que retracer, brièvement, l’histoire de cette guerre permettra de mieux comprendre ce qui se joue actuellement dans notre pays.
Sous la IIIème République, les élites du pays étaient essentiellement composées d’individus issus de professions libérales : les hommes politiques les plus célèbres étaient avocats (environ un quart des effectifs parlementaires entre 1880 et 1920), comme Gambetta, Ferry, Grévy, et, dans une moindre mesure, médecins (un dixième des députés), tels Emile Combes ou Georges Clémenceau. A l’échelon local, dans une France encore très rurale, le premier rôle dans le jeu politique revenait plutôt aux notaires.
La « Troisième » fut la période la plus libérale de l’Histoire de France : les assemblées peuplées d’élus issus des professions libérales portèrent les grandes lois consacrant la liberté de la presse en 1881, et la liberté d’association en 1901, et instaurèrent le premier régime solide de l’Histoire de France véritablement en phase avec les idéaux exprimés dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Le droit de propriété y était tellement respecté que, jusqu’en 1914, il n’y avait pas d’impôt sur le revenu. En 1900, le poids de l’Etat dans le PIB français n’excédait pas 9%, et le nombre total des fonctionnaires, qui n’avaient pas alors le statut privilégié qu’ils ont aujourd’hui, était inférieur à 500 000 pour plus de quarante millions d’habitants, soit 1 employé public pour 82 habitants.
Si la Troisième République était la « République des avocats », et plus largement la République des professions libérales, la Cinquième République est celle des technocrates et des fonctionnaires : aujourd’hui, la France compte environ cinq millions et demi de fonctionnaires, soit une proportion d’1 agent pour 12 habitants, est l’un des pays d’Europe qui a la fiscalité la plus lourde, et la part de l’Etat dans le PIB est de 57% ; la liberté d’expression est de plus en plus encadrée par la loi (loi Pleven de 1972 sur l’incitation à la haine raciale, loi Gayssot de 1990), par l’administration (HALDE), et par les associations subventionnées (SOS Racisme, LICRA, CRAN, MRAP...). Et la police de la pensée va se renforçant, avec les menaces que fait peser aujourd’hui la « loi sur le renseignement » sur la liberté de communications des opinions jusque dans le cadre purement privé, la seule crainte d’être entendu provoquant la forme préférée de censure des gouvernements : l’autocensure individuelle.
Le mouvement ayant conduit d’un modèle à un autre est évidemment lent et progressif, mais l’on y trouve une importante césure sous le régime de Vichy et à la Libération. En réalité, les choses commencent même dans les années 1930 lorsqu’apparaît en France le courant néo-socialiste. Prônant une économie dirigée et corporatiste et un État technocratique, ce courant s’éloignait du socialisme ouvrier pour reprendre une conception très saint-simonienne du gouvernement. Ces idées triomphèrent véritablement avec la Libération : en 1945, Sciences-po fut nationalisée et les Instituts d’Etudes Politiques furent multipliés sur le territoire entre 1945 et 1948. Durant la même année 1945 fut fondée l’Ecole Nationale d’Administration, destinée à former les chefs de la nouvelle élite que devraient produire ces multiples instituts. La grande spécificité de ces établissement d’enseignement est qu’ils étaient les premiers à ne plus former des individus intellectuellement pour les préparer à exercer des métiers de services divers (juridiques, médicaux, financiers...) mais pour les préparer à gouverner. Par ce réseau d’établissements, la France espérait produire une élite destinée exclusivement au gouvernement : les technocrates. Fort naturellement, cette élite se retrouva immédiatement en concurrence avec les élites politiques traditionnelles de la Troisième République : les professions libérales.
Dès lors, ces dernières subirent les effets de la stratégie de tenaille conduite par les technocrates : d’une part les expulser du pouvoir, et d’autre part les assujettir au pouvoir.
Pour ce qui est de l’expulsion du pouvoir, le mécanisme est finalement assez simple : les technocrates étant des fonctionnaires, se présenter à des élections a pour eux un coût nul : s’ils perdent ils reprennent leur poste, et s’ils ne sont simplement pas réélus ils bénéficient normalement de leur avancement en tant que fonctionnaires ; mais pour un professionnel libéral dont l’activité dépend de l’entretien de sa clientèle, le risque inhérent à l’engagement politique est très important. Au bout de cinquante ans de ce régime, le constat est sans appel : l’essentiel des parlementaires sont issus de la fonction publique, et ceux qui ne le sont pas sont fréquemment médecins, lesquels sont des quasi-fonctionnaires.
Cette dernière affirmation peut choquer, mais elle est le résultat de la deuxième composante de l’action technocratique : la fonctionnarisation des professions libérales. Les premières victimes en ont évidemment été les médecins, du fait de la mise en place, à la Libération toujours, du monopole de la Sécurité Sociale. Les médecins, depuis 70 ans, sont régulièrement fonctionnarisés, assujettis à la Sécu et aux réglementations. L’actuel gouvernement pousse encore plus ce mouvement avec la généralisation du tiers payant, et la lutte contre les dépassements d’honoraires. Les journalistes ont aussi été rendus dépendants à l’Etat, par les subventions et les privilèges fiscaux.
Mais d’autres en sont et en seront encore victime : de nombreux avocats tirent une part prépondérante de leur revenu de l’Aide juridictionnelle, laquelle obéit à des barèmes et des tarifications strictes, tout comme les soins médicaux remboursés par la Sécu. Il est également question d’instaurer des barèmes indicatifs d’honoraires pour les procédures de divorce dont, une fois adoptés, on ne doute pas qu’ils finiraient par devenir des barèmes impératifs d’honoraires, avant d’être étendus à toutes les procédures. Et sans doute l’idée a-t-elle déjà germé, dans la tête de quelque technocrate, de rendre les assurances « protection juridique » obligatoires à l’instar des mutuelles, afin d’enrégimenter les professions du droit comme le sont les professions médicales.
Outre ce mouvement de tenailles à l’encontre des professions libérales, on doit souligner la stratégie générale de prise de contrôle du pouvoir et de la richesse par la technocratie : la plupart des grandes entreprises françaises sont dirigées par des énarques ou en ont dans leur conseil d’administration, car ils sont très utiles comme agents de liaison avec le gouvernement. Leur présence permet au gouvernement technocratique de surveiller et influencer leur direction, et à la direction d’obtenir bienveillance et faveurs de la part du gouvernement dans ce système fort malsain que l’on appelle le capitalisme de connivence. Ainsi, dans les années 1980 et 1990, la politique gouvernementale a conduit, dans l’industrie, à faire émerger ou consolider quelques grands groupes, que l’on trouve aujourd’hui dans le CAC 40, au détriment du tissu des PME exportatrices ; ce pour la bonne raison que cette concentration industrielle favorise le pouvoir et la richesse des technocrates, qui n’ont qu’à en pénétrer les conseils d’administration pour vivre comme des princes sans avoir jamais à lutter personnellement pour être productifs et rendre un service de qualité à des clients susceptibles d’aller voir ailleurs, leurs rentes étant protégées par la taille de leurs entreprises et la protection bienveillante de l’Etat ; un modèle dans lequel l’industrie est composée principalement de milliers de PME ne permettrait en aucun cas aux énarques et technocrates de rang inférieur de parasiter l’activité économique comme ils le font.
C’est à la lumière de cette évolution sur le temps long, plus de sept décennies, qu’il faut lire la loi Macron, pas tant dans sa mouture finale que dans ce qu’elle a tenté d’être initialement, dans ses premières versions, plus ambitieuses. C’est une loi d’énarque, portée par un gouvernement composée de fonctionnaires : cela doit aiguiller les spectateurs sur la plausibilité de ses interprétations. Croira-t-on qu’il s’agit authentiquement de simplifier la vie des Français, de rendre les secteurs d’activité concernés plus efficients ? Evidemment non. Il s’agit, encore et toujours, d’étendre le pouvoir de la technocratie aux secteurs qui lui résistent le plus : les professions libérales.
Pourquoi lui résistent-elles ? Parce qu’elles sont morcelées à l’extrême, éclatées, et en outre fermées aux influences extérieures. Il est facile de prendre le contrôle des grands secteurs industriels en introduisant des énarques dans les conseils d’administration des géants du CAC ; il est aisé de contrôler les médecins qui sont enchaînés au monopole de la Sécurité Sociale. Mais comment contrôler des professionels indépendants et des professions dont les instances : conseils de l’ordre du barreau, chambres des huissiers, chambres des notaires, chambre des experts-comptables, sont composées exclusivement de membres desdites professions ?
Les technocrates ont donc trouvé un moyen assez simple : ouvrir le capital des sociétés d’exercice libéral à la participation minoritaire par des tiers, possibilité apparue dans l’article 19 du projet de loi Macron. S’étonnera-t-on que Michael Fribourg, membre de la commission de l’Inspection Générale des Finances ayant rédigé le rapport sur les professions réglementées, ait, juste après la production de ce rapport prônant cette ouverture de capital, créé le 1 août 2014 une société MEDICIS PARTICIPATION dont l’objet est de prendre des participations dans des sociétés, quelque soit leur objet ou leur forme ? Les technocrates savent parfaitement ce qu’ils font, et savent que jusqu’à présent un secteur très lucratif de l’économie échappe totalement à leur contrôle et à leur prédation ; ils veulent donc lui faire la même chose qu’à l’industrie dans les années 1980 et 1990.
Le projet de loi Macron a donc été une tentative de coup d’Etat contre les professions libérales, et s’inscrit à ce titre dans l’histoire longue de la guerre civile entre les élites anciennes, les professions libérales, et les élites nouvelles, la technocratie. Certes, de nombreux aspects de ce projet ont été abandonnés en cours de route afin de servir le but principal : obtenir le vote d’une loi pour donner le change à Bruxelles ; mais pour la technocratie, ce n’est qu’une occasion perdue. En attendant, elle se consolera avec la généralisation du tiers payant et une subordination accrue des professionnels libéraux de la médecine.
Cette guerre des élites est terrible et concerne chaque citoyen de ce pays, car le système de valeur naturellement porté par les technocrates est radicalement différent de celui porté par les professions libérales : le professionnel libéral a une activité qui, par nature, lui impose les valeurs de liberté, de service et de responsabilité totale de ses actes, il est un agent économique indépendant exerçant une activité productive, en se soumettant à la concurrence sur un marché relativement libre (plus ou moins selon les professions) ; le technocrate, à l’inverse, est formé aux sciences politiques, à l’étude des rapports de force et aux méthodes de contrainte, il évolue dans l’irresponsabilité générale de l’appareil d’Etat et ne saurait être poursuivi sur ses fonds propres lorsque ses décisions produisent des résultats catastrophiques. Par conséquent, depuis soixante dix-ans, l’on a progressivement remplacé une élite de producteurs, au sens économique, par une élite de prédateurs, substitué au gouvernement de ceux qui par nature font autre chose le gouvernement des gens qui ne savent rien faire d’autre que gouverner. Et cette mutation se manifeste clairement lorsque l’on compare, comme nous l’avons fait, les résultats de la IIIe République et ceux de la Ve.
Les reculs de la loi Macron ne seront qu’un répit pour les professions libérales. Les technocrates chercheront à nouveau à assujettir les professionnels libéraux, jusqu’à ce qu’ils aient disparu. Mais parions que disparaîtront alors les valeurs qu’ils portent : liberté, indépendance, responsabilité.