Je voudrais revenir, de manière brève mais un peu plus complète, après en avoir très rapidement parlé il y a quelques jours au sujet des conséquences sociales et politiques du terrorisme en France,  sur la perception que j'ai du fameux "esprit du 11 janvier", et des manifestations historiques qui ont réuni, sur l'ensemble du territoire métropolitain, trois à quatre millions de personnes.

Cette réflexion peut paraître un peu tardive, mais il me semble que laisser un peu de temps passer entre événement et sa recherche d'interprétation permet, généralement, d'y voir un peu plus clair, d'analyser les choses de façon plus neutre. Et des retours en arrière sont toujours éclairants.

Ainsi donc, j'ai une vision relativement personnelle (je n'ai vu personne la proposer explicitement) de ces manifestations de masse.

Un élément-clef de l'interprétation est le caractère spontané du rassemblement : le gouvernement a tenté de récupérer le mouvement, et de faire comme s'il l'organisait, mais l'idée existait déjà avant. La manifestation entre donc dans la catégorie des manifestations spontanées de masse, qui n'ont pas lieu si souvent et ont généralement une signification profonde sur la mentalité populaire.

Je ne nierai naturellement pas le fait que chacun des individus présent à cette manifestation avait des mobiles propres, suivant une infinité de nuances. Simplement, je pense qu'il y a un fond commun largement partagé. C'est là-dessus que porte mon interprétation, qui vaut ce qu'elle vaut, et sur laquelle chacun sera libre de se faire une opinion, selon son intuition.

Les humains sont des primates, et si leur raison leur permet de se hisser généralement au-dessus de cette condition, spécifiquement au niveau individuel, leur comportement de groupe en diffère rarement, en particulier lorsqu'ils sont confrontés à la violence. Je me souviens, un jour, avoir assisté à une agression, sur une grande esplanade bordée d'arbres d'une grande ville. Je marchais sur l'une des allées bordant l'esplanade, et soudain vis les gens arrivant en face de moi se tourner vers l'allée d'en face en poussant des cris genre "Hé, ho, stop, arrêtez". Je jetais un coup d'oeil à l'allée d'en face, et voyais qu'un individu était en train d'en frapper un autre. Face aux huées, il s'arrêta et s'enfuit.

Je me souviendrai toujours de cette vision de mes concitoyens, des gens normaux, se mettant ainsi soudain à l'arrêt, sur fond d'allée d'arbres en lançant des cris saccadés. L'espace d'un instant, je me suis dit qu'ils ne savaient pas comment réagir. Puis, aussitôt, j'ai compris qu'au contraire leur réaction était tout ce qu'il y avait de plus instinctif : l'attention collective s'était portée aussitôt vers le lieu de l'agression et le groupe s'était mis à faire du bruit pour faire fuir l'agresseur, exactement comme une bande de chimpanzés dans des arbres.

Selon moi, à une autre échelle, les grandes manifestations ne sont pas autre chose. Lorsqu'après un assassinat odieux, on voit inévitablement une "marche blanche", l'on interprète cela, suivant une logique rationnelle, comme un hommage à la victime. C'est sans doute ainsi que nous le rationnalisons. Mais je suis convaincu qu'il y a une mécanique plus profonde à l'oeuvre : ce type de manifestation est une démonstration de force, tout comme lorsqu'il s'agit de faire du bruit pour faire fuir un agresseur. La différence, c'est que dans ce cas l'agresseur n'est pas identifié. La démonstration, au lieu d'être ciblée, se fait donc à la cantonnade, afin d'impressionner l'agresseur dissimulé.

Selon moi, c'est cet instinct social que l'on a vu à l'oeuvre lors de la manifestation de Charlie Hebdo. Et cette interprétation différente quant à la nature du mouvement laisse évidemment présager des conséquences différentes de celle qui vit dans ce mouvement un formidable élan pour le vivre-ensemble.

En effet, je dois reprendre mon anecdote ci-dessus et la compléter : l'agresseur n'est pas parti tout de suite quand les gens se sont mis à crier. D'ailleurs, on aurait été bien en peine de savoir qui était l'agresseur : deux hommes s'affrontaient, c'est tout ce que l'on pouvait savoir. Et comme ils ne se sont pas séparés, j'ai commencé à me diriger vers eux. J'ignore si j'étais le seul de mon allée à le faire ou pas. J'ignore aussi ce que je comptais faire, avec mon parapluie à la main. Leur taper dessus ? Je n'en sais rien, ma réaction était purement instinctive, machinale. Nulle question de courage ; il n'y a de courage que quand on réfléchit à ce qu'on fait. C'est là que la bagarre s'est arrêtée et que l'agresseur est parti.

Le second mouvement, lorsque faire du bruit pour effrayer l'agresseur ne marche pas, c'est le mouvement vers lui qui est notre second réflexe atavique. C'est-à-dire que la démonstration de force n'est qu'une première étape, qui a vocation à être dépassée si elle ne suffit pas à faire disparaître la menace.

Voici donc quelle est mon interprétation de "l'esprit du 11 janvier". Nous rationalisons un mouvement atavique en en faisant un appel au vivre-ensemble pacifique. Moi, j'y vois une démonstration de force, un avertissement sans frais à l'égard des terroristes, et plus largement de leur milieu d'origine. Emmanuel Todd a interprété cette manifestation comme la volonté de domination de la France blanche et urbaine sur la France pauvre et musulmane ; je n'y crois guère, mais il y a bien un fond de violence là-dedans.

Et un tel avertissement, s'il ne fait pas fuir l'agresseur et disparaître la menace, est appelé non pas à se renouveler, mais à se transformer en quelque chose de plus violent.

Il me semble donc qu'il est important de savoir ce qu'était réellement l'esprit du 11 janvier, sauf à se faire une idée fausse de ce que peut accepter ou supporter le corps social français.

e50f05cfc2ec92bc3ea3393f9eca5221Gare au gorille...