On y est !

Marine Le Pen a réussi à virer son propre père du Front National, et les médias se repaissent goulûment de cette saga aux airs de Game of Thrones, mêlant pouvoir, famille, ambition, trahison, guerres de clans. Cela dans un pays en débâcle, qui pourrait bien finir par basculer dans la guerre civile s’il se trouvait devoir faire face aux mêmes difficultés que la Grèce, et le tout sur fond d’instabilité géopolitique en Europe où une France bleue marine est le rêve de Poutine.

Le timing est presque parfait, dans la montée en puissance du FN dans nos médias, dont il semble évident qu’ils sont de plus en plus complaisants, contemplant avec un frisson teinté de fascination l’ascension de Marine. Ils croient qu’elle pourrait arriver aux portes du pouvoir, et renforcent cette possibilité en en traitant comme si c’était le cas. On devine, connaissant la servilité des médias dans ce pays, qu’une bonne partie des journalistes sont susceptibles de se rallier bien vite à un éventuel Ordre Nouveau lepéniste. Contrairement à Houellebecq, je ne pense pas que la soumission risque de se faire au profit de l’islam, mais au profit de Marine Le Pen.

Electoralement, parions que l’opération sera rentable : certes les électeurs FN traditionnels du 3e-4e âge risquent de priver Marine d’1 ou 2%, mais elle pourrait bien en rafler 10 ou 12% à Mélenchon, en captant un électorat que seule la répugnance pour la figure de Jean-Marie Le Pen tenait jusqu’ici à distance. La dynamique du néoboulangisme lepéniste  pourrait alors donner à plein.

Mais derrière tout cela, je voudrais surtout évoquer rapidement la signification symbolique que l’on peut attribuer à cette éjection au regard de cette dynamique du clivage politique dont je parle souvent  et avec laquelle mes lecteurs doivent commencer à être familiers.

sans culottes poujade

Selon moi, donc l’éviction de Jean-Marie Le Pen nous offre une date, bien que le mouvement soit progressif, pour la disparition à l’extrême-droite du sans-culottisme. Ce sans-culottisme, idéologie des sans-culottes, est apparu à l’extrême-gauche voici plus de deux cents ans, et passé à l’extrême-droite il y a soixante ans avec l’apparition du poujadisme, et se trouve aujourd’hui repoussé hors de l’échiquier politique par l’installation du socialisme et du marxisme à l’extrême-droite.

Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous laisser comme cela, et vous expliquer pourquoi je pense que le sans-culottisme et le poujadisme sont des équivalents, quoique pas du même côté de l’échiquier.

Pour cela il faut commencer par regarder les composants de l’idéologie sans-culotte. Parfois, mes contemporains semblent croire qu’il s’agissait d’une sorte de pré-communisme ; et, de fait, de nombreux communistes s’imaginent que les sans-culottes révolutionnaires étaient leurs précurseurs, et vont parfois jusqu’à se nommer comme ces « glorieux » prédécesseurs. Cela, bien sûr, tient de l’illusion du clivage, qui fait que les gens de gauche d’aujourd’hui s’estiment héritiers de ceux d’hier, et les conservateurs d’aujourd’hui ont de la sympathie pour ceux d’hier, sans réaliser, la plupart du temps que les conservateurs veulent conserver le legs des progressistes d’hier, et que les progressistes méprisent ce legs (exemple : les gens de gauche qui aujourd’hui fustigent le libéralisme économique crachent sur un combat fondamental des gens de gauche de 1789).

L’impression tenace que les sans-culottes seraient des prédécesseurs du mouvement socialiste ouvrier vient aussi, sans doute, du cas de Gracchus Babeuf, le babouvisme étant quant à lui, très certainement, un pré-communisme en ce qu’il exigeait la collectivisation des terres. Mais en vérité, Babeuf ne représente nullement le mouvement sans-culotte. S’il a préfiguré le communisme, c’est de manière très marginale, ultraminoritaire. L’on peut dire que, au temps de Gracchus Babeuf, le communisme était dans le spectre politique « ultragauche », comme il y a un spectre ultraviolet en optique, c’est-à-dire la frange idéologique du spectre politique qui est invisible à l’œil nu. Il ne devait devenir un vrai courant, visible, qu’avec l’anarcho-socialisme, puis le marxisme, des décennies plus tard. Peut-être y a-t-il également quelque chose comme une « infradroite », et que c’est là qu’ira mourir le poujadisme lepéniste, comme avant lui l’absolutisme monarchique. Bref.

Or donc, l’idéologie sans-culotte était une idéologique assez sommaire exaltant la simplicité et le bon sens du petit peuple, des artisans et des commerçants sans fortune mais attachés à la propriété et hostiles aux impôts. C’était un mouvement très hostile aux élites, aux « gros », et donc au gouvernement et à la démocratie dans sa forme représentative. Les sans-culottes étaient partisans de la démocratie directe. Les sans-culottes entretenaient une hargne vis-à-vis des classes supérieures, affublées de tous les vices. Ils ont laissé, bien sûr, le souvenir de leurs diatribes contre les « accapareurs » et les « agioteurs », cette haine populaire contre « la finance » qui les a fait assimiler, à tort, à des anticapitalistes alors qu’ils n’étaient pas hostiles à la propriété et au commerce, mais ordonnaient à leurs députés : « il ne faut pas craindre d'encourir la haine des riches, c'est-à-dire des méchants ». Notons d’ailleurs que la haine sans-culotte du spéculateur lui faisait souvent détester les juifs, souvent suspectés de spéculation et de tiédeur révolutionnaire ; le célèbre « enragé » Hébert écrivait ainsi : « j’ai beau crier contre les foutus marchands d’argent, contre ces triples juifs qui accaparaient nos écus ». La société rêvée des sans-culottes était donc une démocratie directe de petits artisans, commerçants et ouvriers modestes et patriotes, sans impôts ou presque, sans gouvernement représentatif, sans riches ni « gros ».

L’on remarque, évidemment, qu’il s’agit des mêmes discours populistes que le poujadisme a remis au goût du jour, cette fois-ci à l’extrême droite, dans les années 1950 : le patriotisme, le mouvement de petits commerçants anticommunistes mais également antiélitiste, anti-parlementaire, anti-finance, anti-fisc, anti-immigration, exaltant le bon sens populaire.

Or, Il faut se souvenir que le Front National de Jean-Marie Le Pen est un héritier du mouvement poujadiste, et que Le Pen lui-même avait fait ses premières armes au sein de ce mouvement, et a récupéré nombre de ses thèmes pour élaborer le socle doctrinal du FN, qu’il a ensuite porté et promu durant 60 ans.

Il est également remarquable que l’antisémitisme poujadiste, qui sert aujourd’hui de prétexte à l’exclusion de Jean-Marie Le Pen, ait bien pris le relai des invectives antisémites des sans-culottes, tandis que le grand tournant du passage de l’antisémitisme de l’extrême-gauche à l’extrême-droite se situe, comme l’a bien montré Philippe Nemo dans Les Deux Républiques françaises, au moment de l’affaire Dreyfus.

Aujourd’hui, donc, c’est le marxisme qui s’impose à l’extrême droite, 62 ans après la naissance (1953) à l’extrême droite du mouvement poujadiste. S’étonnera-t-on du fait que le marxisme soit lui-même né à l’extrême gauche 61 ans après l’apparition des sans-culottes, avec la parution du Manifeste du Parti Communiste en 1848 ? Si oui, c’est que vous n’avez pas encore assez lu ni compris ma théorie du clivage politique, qui n’est au fond qu’une question de mécanique.