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Historionomie - Le Blog de Philippe Fabry
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15 avril 2015

Moyen Orient : la permanence du Grand Jeu et la Deuxième guerre froide

Il y a quelques mois j’ai tenté, très brièvement et synthétiquement, de dégager quelque peu les lignes de force de l’évolution géopolitique au Moyen Orient depuis l’apparition de l’Etat islamique. Il s’agit du genre d’analyse qu’il convient de remettre régulièrement sur le métier soit pour l’actualiser au vu de l’évolution de la situation, soit pour éventuellement revenir sur certaines conclusions.

Et sur un certain nombre de point je suis ainsi amené à revoir ma position. Non que je renie certaines de mes précédentes conclusions, mais il me semble qu’une profondeur doit être rajoutée à ces analyses, pour mettre au premier plan une dimension dont l’importance centrale m’avait échappé : le bras de fer mondial Russie-Amérique.

Dans mon précédent article, je considérais ainsi l’évolution en cours de la situation au Moyen Orient comme importante au regard de ce bras de fer, mais néanmoins accessoire. Je pensais que les intérêts russes étaient alors principalement dans deux points : d’abord la conservation de l’alliance syrienne et du port de Tartous, ensuite et de manière complémentaire la permanence de l’amitié iranienne, levier géopolitique important permettant de distraire les Américains depuis une bonne décennie et à la Russie de continuer de se mettre en scène comme puissance mondiale dans le dossier nucléaire.

Mais à la même époque, je pensais que Poutine essayait simplement de maintenir la puissance russe, y compris en Ukraine, et pas qu’il avait des projets impériaux concernant l’ensemble du continent européen, ce que j’ai compris et exposé depuis. Et, de même, je pensais que les USA jouaient un peu au coup par coup, sans vraiment de plan d’ensemble, bon ou mauvais, depuis l’arrivée d’Obama, idée sur laquelle je suis revenu depuis.

Dès lors, j’essaie d’intégrer ces nouveaux éléments et j’y ai été aidé par un ami qui m’a transmis un lien vers cet article de Svobodnaïa pressa dans lequel est évoqué le soutien russe à l’axe chiite, spécifiquement dans le conflit en cours au Yémen, qui a poussé l’Arabie Saoudite à intervenir  : « Il est temps de renverser le régime saoudien - il a infligé beaucoup de dommages à la Russie. Il a aidé l'Union soviétique à s’effondrer, frappé les prix du pétrole, nous a envoyé des combattants dans le Caucase du Nord au cours des guerres de Tchétchénie, il a déstabilisé la Syrie - notre allié en Méditerranée. Maintenant, le régime saoudien à nouveau abaissé le prix du pétrole et grève l'économie russe. [...] Par ailleurs, le coût ne sera plus pour nous, si nous aidons les chiites. Maintenant, les États-Unis considèrent qu'il est possible de fournir une assistance, comme ils le font pour Kiev dans la lutte contre le Donbass - ils ont envoyé là-bas des formateurs et vont fournir des armes. Nous devons agir de manière similaire. » Il y a là plusieurs points très intéressants à souligner :

- les Russes perçoivent effectivement la situation actuelle comme une revanche sur la chute de l’URSS : au point qu’ils ont l’impression d’être à nouveau en 1985, et d’avoir cette fois une chance de procéder autrement, et de gagner la guerre froide au lieu de la perdre

- ils développent un argumentaire construit justifiant une politique agressive contre l’Arabie Saoudite

- la hargne contre l’Arabie Saoudite n’est pas forcément injustifiée, l’on sait qu’elle a, ou que des saoudiens ont, fortement financé le terrorisme et notamment des milices en Tchétchénie ; mais il ne faut pas se laisser abuser : le but de la Russie poutinienne est de perturber l’approvisionnement en hydrocarbures de l’Europe, lequel vient principalement de la péninsule arabique, afin de mettre l’Europe à genoux. C’est d’ailleurs explicitement ce que dit l’article : « D'un point de vue stratégique, le soutien de la Russie aux chiites sera un bon coup infligé à l'Ouest. Le principal fournisseur de pétrole de l’Europe est l’Arabie. Cela signifie que l'Europe, qui aujourd'hui a pris les armes contre la Russie, sera dans une position vulnérable. En conséquence, les Européens devront négocier avec nous sur une manière plus civilisée de communiquer et faire la distinction entre les sphères d'influence en Europe de l'Est. » Cela s’ancre dans le projet global de Poutine pour changer l’ordre du monde et instaurer un nouvel ordre mondial russe : il s’agit d’une part, et je l’ai déjà expliqué à plusieurs reprises, de faire main basse sur l’Europe en transformant les pays gagnés par le populo-nationalisme en alliées et/ou satellites russes, et en contraignant les pays réticents à la vassalité ; d’autre part (et c’est un objectif à la fois complémentaire et parallèle au premier, les deux se soutenant dans leur réalisation) arracher le contrôle global du Moyen Orient aux Etats-Unis afin d’arracher à ceux-ci le levier de contrôle mondial qu’est le pétrole. Ainsi Poutine espère-t-il probablement à la fois isoler l’Amérique, et reprendre l’ascendant sur la Chine en contrôlant le marché de l’énergie.

L’article évoque ainsi la volonté poutinienne d’utiliser les réseaux russes au Yémen pour pousser au soulèvement des zones chiites d’Arabie. Or, comme le savent tous ceux qui s’intéressent un peu à la géopolitique du pétrole et aux conflits entre sunnites et chiites, et comme le manifestent les cartes ci-dessous, les grandes zones pétrolifères d’Arabie Saoudite sont majoritairement peuplées de musulmans chiites.

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Et il est bien connu que la terreur n°1 des dirigeants saoudiens est une rébellion massive des chiites qui s’empareraient des puits de pétrole et priveraient la monarchie de ses revenus, provoquant son renversement. D’où l’intervention unilatérale à Bahrein en 2011, et d’où aujourd’hui les bombardements au Yémen contre ces Houthis que Moscou, à l’inverse, veut employer contre les Saoudiens.

Bien entendu, on trouve aussi derrière les Houthis le leader du monde chiite, l’Iran, qui serait le premier intéressé à voir passer sous son contrôle indirect ou direct les régions pétrolifères les plus riches d’Arabie Saoudite. Mais même sans aller aussi loin, la rébellion yéménite est la réponse du berger chiite à la bergère sunnite après l’ascension fulgurante de l’Etat islamique en Irak et en Syrie, financé par les monarchies du Golfe, et qui a mis en grande difficulté l’Iran en enfonçant un gros coin dans le croissant chiite : la confrontation entre sunnites et chiites, cristallisée autour de la rivalité stratégiques entre l’Arabie et l’Iran, continue de monter en puissance.

Dans ce jeu, depuis qu’ils ont vraisemblablement compris que la Russie représentait à nouveau un danger global, les Etats-Unis ont modifié leur positionnement vers plus de neutralité afin de surplomber le jeu comme un arbitre et ne pas jeter de pays hostiles dans les bras des Russes. Bien au contraire, le changement de discours vis-à-vis de l’Iran doit permettre aux USA d’arracher cet allié suprêmement utile à Moscou. D’ores et déjà, soulignais-je dans mon dernier billet, les Russes s’inquiètent du dialogue américano-iranien et des signes d’indépendance qu’envoie Téhéran à son voisin du Nord.

La perte de l’Iran compromettrait fortement les plans russes car, si l’Iran et les USA trouvent à s’entendre, même le scénario extrême de l’insurrection chiite dans les régions pétrolifères d’Arabie serait maîtrisé : au pire les Américains pourraient entériner le nouveau rapport de forces, abandonner complètement les monarchies du Golfe et trouver un nouveau Pacte du Quincy avec l’Iran. Après tout, rappelais-je dans mon premier billet sur le sujet, l’Iran est un pays beaucoup plus proche, par sa civilisation, de l’Occident que l’Arabie Saoudite, et avec sa réintégration dans le concert des nations, l’ouverture du régime et sa mutation démocratique pourraient avoir lieu plus vite qu’on ne croit dans les prochaines décennies.

Les Russes sont assez terrifiés par cette idée : non seulement ils perdraient l’un de leurs principaux leviers de puissance à l’échelle mondiale, mais encore la présence d’un aussi gros morceau entretenant de bonnes relations avec l’Occident sur sa frontière sud renforcerait encore son complexe d’encerclement. Ils tentent donc actuellement de séduire l’Iran en même temps que de saboter ses accords avec les USA : l’aide apportée au Houthis contre l’Arabie va sans doute dans ce sens, ainsi que l’annonce de la possibilité de livrer des batteries antiaériennes à l’Iran.

Bref, peut-être plus que jamais, le Moyen Orient est le théâtre d’un Grand Jeu géopolitique et l’un des centres de la nouvelle guerre froide que se mènent les USA et la Russie. Car ne nous y trompons pas : depuis quelques années, il n’y a pas « un parfum de guerre froide » ou « une situation rappelant la guerre froide », nous sommes depuis 2008 dans une Deuxième guerre froide, et ce qui se passe au Moyen Orient doit être interprété dans ce sens : si les USA ont été aussi ambigus sur la Syrie, ont hésité entre intervention et non-intervention contre Assad, c’est précisément en raison de la stratégie américaine de néo-endiguement : faire tomber Assad, c’était porter rapidement un coup certain à la Russie en la privant d’un allié et de sa base de Tartous ; mais c’était aussi risquer une escalade immédiate avec la Russie, et surtout, de manière certaine, faire une croix sur un accord iranien et souder l’alliance russo-iranienne. Inversement, épargner la Syrie était préserver un intérêt stratégique russe, mais cela afin de permettre un gain plus important à terme : le détachement, en douceur, de tout l’axe chiite de l’orbite russe. Pour l’instant, ce coup américain semble bien engagé, à condition, notamment, qu’Israël ne panique pas et ne sabote pas l’accord par peur de l’Iran.

 

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Commentaires
J
http://www.slate.fr/story/100541/russie-guerre-europe-etats-unis
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U
Bonjour,<br /> <br /> <br /> <br /> Le "croissant chiite" n'existe pas, c'est une construction inventé de toute pièce par l'Iran pour bloquer toute possibilité d'export d'hydrocarbures sunnites vers l'Europe par pipeline:<br /> <br /> http://blog-imgs-66.fc2.com/c/h/u/chutoislam/Sectarian-Divide.png<br /> <br /> <br /> <br /> Je pense qu'il serait bien que la Turquie ou l'AS reprenne le contrôle des territoires sunnites de ces pays. Ainsi la population locale serait apaisé, l'Iran n'aurait plus de pont vers Israël, permettant ainsi au Liban de redevenir un pays méditerranéen et l'Iran et les pays du Golfe devront se faire concurrence sur le marché des hydrocarbures.<br /> <br /> <br /> <br /> Il faut noté que le pays clé est la Turquie. Beaucoup d’analystes irresponsables ont tendance à considérer ce pays comme un allié secondaire à qui on devrait tordre le bras pour que sa population deviennent subitement progressiste. ça serait une grave erreur, il faut renforcer nos liens avec la Turquie et la suivre dans sa voie résolument anti-Assad en Syrie.
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  • Blog de Philippe Fabry, historien-théoricien. Ce blog reprend notamment ses travaux relatifs aux "lois de l'Histoire" et leur emploi pour mieux analyser le monde actuel. Tous les articles sont librement reproductibles, avec la mention www.historionomie.com
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