Et si les vrais ressorts de la diplomatie d’Obama n’étaient pas ceux que l’on croit depuis le début ?
L’arrivée au pouvoir de Barack Obama, il y a six ans, et les nouvelles directions qu’il a données à la diplomatie américaine ont suscité des interprétations et des jugements très divers, qui perdurent encore aujourd’hui.
Pour certains, Obama rompait avec des années d’interventionnisme américain confinant à l’impérialisme, avec les tentatives de nation building et son discours de confrontation sur l’Axe du Mal ; portant un discours apaisant sur l’Islam et promettant un retrait d’Irak et d’Afghanistan, il voulait faire de l’Amérique un artisan de paix et non, comme sous Bush, un fauteur de guerre. Cette vision d’Obama l’idéaliste est fort bien symbolisée par sa réception très rapide du prix Nobel de la paix.
Pour d’autres, le jugement porté sur la présidence Obama en matière internationale doit être sévère. On trouve dans cette catégorie deux types d’interprétation de la politique d’Obama : l’incompétence et la malveillance.
Pour les tenants de l’incompétence, Barack Obama est un président dont la diplomatie est un bricolage permanent, dans lequel on trouve d’une part de l’idéalisme, mais sous une forme maladroite et déconnectée des réalités stratégiques, et en particulier de l’agressivité fondamentale de l’ennemi ; et d’autre part de l’opportunisme et du calcul, comme la volonté de conclure un accord de paix avec l’Iran pour rester dans l’Histoire comme un président ayant fait quelque chose de marquant, fût-ce au prix de graves dangers pour l’avenir.
Pour les autres, Obama est un président foncièrement antiaméricain décidé à saboter la puissance américaine en favorisant ses ennemis et en délaissant ses alliés : positionnement ambigu vis-à-vis d’Israël, main tendue au régime iranien en abandonnant l’opposition iranienne à la répression menée par le pouvoir des mollahs, transformation de la victoire en défaite par un retrait précipité d’Irak favorisant l’extension de l’emprise iranienne sur le pays. Et, plus tard, abandon de Moubarak et critique de Sissi au profit de Morsi et des Frères musulmans, renversement de Kadhafi qui était devenu un allié contre le djihadisme international, irritation d’une Arabie Saoudite se sentant quelque peu abandonnée. Aujourd’hui, l’accord conclu avec l’Iran serait l’extrême-pointe de ces multiples reculades américaines. Parfois, les détracteurs d’Obama cherchent la raison de tant de manoeuvres qu’ils jugent absurdes pour l’Amérique dans un crypto-islamisme du président américain.
J’ai plutôt hésité entre ces deux dernières visions, avec une forte tendance à penser que la présidence Obama était aussi catastrophique au plan international qu’elle l’est au plan intérieur. La première, quant à elle, m’a toujours paru et me paraît encore fort naïve.
Mais en vérité, et après réflexion, il me semble qu’aucune de ces explications n’est la bonne, et qu’elles ont en commun d’ignorer ce qui me semble être la vision du monde de l’administration américaine depuis le début de la présidence d’Obama.
Depuis le 11 septembre 2001, l’on considère que la grande menace pour la paix mondiale est le terrorisme islamique, et qu’au sein du monde islamique, la puissance la plus menaçante est l’Iran. Si l’on en reste à cette analyse, alors en effet la politique américaine est désastreuse depuis deux mandats présidentiels : elle a été trop complaisante avec les Frères musulmans, sa mauvaise gestion de l’Irak et de l’influence iranienne dans ce pays, et l’incapacité à rassurer l’Arabie Saoudite a accouché de l’Etat islamique et de la situation la plus instable que la région ait connue depuis longtemps ; à un dictateur conciliant a succédé en Libye, après intervention en 2012, un chaos propice au développement des groupes terroristes qui progressent dans toute la moitié nord de l’Afrique.
Or il s’est produit depuis 2001 un événement dont on n’a pas immédiatement saisi toute la portée, pourtant considérable. On n’en a pas saisi la portée parce qu’il n’a pas eu un impact émotionnel équivalent à celui du 11 septembre, mais sa signification géopolitique, pourtant, était beaucoup plus lourde : il s’agit de la guerre de Géorgie d’août 2008, trois mois avant l’élection d’Obama. Certes, les images des tours jumelles s’effondrant sur Manhattan traumatisèrent les peuples occidentaux, mais au fond, en Occident, le danger effectif du terrorisme islamique n’a jamais été proportionnel à la manière dont il préoccupe les populations, qui perçoivent, pour partie du moins, l’islam comme un danger existentiel qu’il n’est pas pour la civilisation occidentale. Inversement, la guerre de Géorgie, pour les publics occidentaux, n’a pas été plus effrayante que le long conflit de Tchétchénie, et pas plus intéressante à traiter pour des médias qui, au fond, cherchent toujours à parler de choses qui intéressent les gens ; pourtant, elle signifiait le retour à une politique impériale agressive de la plus grande puissance nucléaire du monde, et donc le retour du risque d’holocauste nucléaire mondial, ou à tout le moins d’une situation générale d’insécurité telle que peut en provoquer l’existence d’un Etat au territoire sanctuarisé et capable de se projeter à l’extérieur dans des opérations de déstabilisation ou de soutien à des états voyous. En clair, ce que l’on craignait que l’Iran devînt en acquérant l’arme atomique, la Russie l’était déjà devenue (ou redevenue, comme au temps de Brejnev) à la puissance dix. Naturellement, cela bouleversait l’ordre des priorités.
Les Américains ont vraisemblablement pris conscience de ce fait à l’été 2008 : le plus grand danger pour la paix et la stabilité mondiale n’est pas le terrorisme islamique, mais la Russie de Poutine. Il est possible que le restart, le redémarrage des relations américano-russes sur de nouvelles bases amicales proposé par Obama lors de son entrée en fonction ne fut à la fois qu’un test des intentions russes et une volonté de gagner du temps afin de préparer l’Amérique à ce retour de guerre froide. Toujours est-il que l’évolution de la situation entretemps en Russie, avec le retour au pouvoir de Vladimir Poutine et la permanence du discours nationaliste, a probablement convaincu les Américains que Poutine ne recherchait pas autre chose que la confrontation.
Et si l’on admet que tel est le point de vue américain, alors les choix américains au Moyen Orient depuis une demi-douzaine d’années prennent une toute autre signification ; là où l’Oncle Sam semblait s’être tiré une série de balles dans le pied dans la vision d’une confrontation avec l’Iran, l’on voit une série de décision certes plus ou moins adroites, plus ou moins heureuses, mais relativement cohérentes dans le but poursuivi : contrer prioritairement les menées russes dans la région du monde, et si possible expulser carrément la Russie de ces contrées stratégiques ; la lutte contre les désordres de l’islamisme demeurant un point important, mais subordonné au premier, tout comme durant la guerre froide la priorité était donnée à la lutte contre le communisme, la défense de la démocratie ne venant qu’après.
Ainsi la stratégie adoptée par l’administration Obama concernant le monde musulman en général et l’Iran en particulier fait-elle tout à fait sens, sans relever ni de l’irénisme, ni de l’amateurisme, ni du complot crypto-islamiste : il s’agit de faire perdre à la Russie un de ses leviers de puissance et de rayonnement international majeurs durant la dernière décennie.
Je reviendrai sur le grand jeu géopolitique en cours au Moyen Orient dans mon prochain billet ; en attendant, constatons que même au-delà de cette zone géographique, tout est fait depuis quelques années pour démanteler le réseau de puissance russe à travers se relais passés, susceptibles de le redevenir, comme présents : outre l’Iran, les Américains ont entamé un dialogue avec Cuba, qui fut durant la guerre froide le meilleur poste avancé soviétique ; et j’incline à penser que le renversement de Kadhafi s’inscrit aussi dans cette grande stratégie mondiale, le dictateur ayant été durant des décennies un grand allié de l’URSS. Les Américains ont préféré livrer la Libye au chaos plutôt que de risquer que, dans le cadre d’une confrontation avec la Russie, elle ne devienne un relai décisif de la puissance russe en Afrique, connaissant l’influence de Kadhafi sur le continent ; on peut critiquer cette décision, la considérer cynique, inefficace, inutilement dangereuse, ou que sais-je, mais on doit en relever la cohérence.
Ainsi donc, il me semble que la diplomatie de l’administration Obama n’est pas tant à côté de la plaque que ce que j’ai longtemps pensé : il y a bien un axe principal, et cet axe n’est pas le sabotage de la puissance américaine face à un ennemi principal qui serait l’Iran et l’islam radical, mais le repositionnement stratégique américain à l’échelle mondiale pour faire face à cette triste réalité que Vladimir Poutine a refait de la Russie le danger n°1 pour l’ordre international qu’elle fut déjà, de sinistre mémoire, durant un demi-siècle, bien à l’abri derrière son colossal arsenal nucléaire. Les Américains ont pu, en suivant cet axe, faire des choix contestables, mais il ne me semble pas qu’on puisse considérer que, par exemple, le recul au sujet de l’Iran puisse être considéré comme un recul stratégique pour l’Amérique. Il s’agit plutôt d’un repositionnement des forces et d’une reconsidération des inimitiés, au regard de l’apparition et du renforcement d’une menace plus grande. Et la manoeuvre paraît plutôt bien fonctionner, puisque les Russes commencent à s’inquiéter de ce que l’Iran se montre de moins en moins coopératif avec eux, et de plus en plus proches des Occidentaux.
Faut-il mettre cette cohérence et cette clairvoyance sur la dangerosité supérieure de la Russie au crédit d’Obama lui-même ? Je n’en sais rien. Il ne faut pas oublier qu’ en matière diplomatique s’entremêlent la volonté du président, les considérations opportunistes et surtout le poids de la permanence des services, avec ses doctrines et sa profondeur historique. Sans nul doute que lorsqu’Obama est arrivé au pouvoir, les analystes du Département d’Etat et des services de renseignements avaient déjà tiré les conclusions de l’affaire géorgienne et que le nouveau président a pris ses nouvelles orientations stratégiques sur la base de leurs conseils.
Toujours est-il que, si la situation internationale n’est pas brillante, le recul des Etats-Unis sous Obama n’aura pas été tel qu’on peut le penser au premier regard ; il s’agit essentiellement d’une réorganisation stratégique pour faire face à une nouvelle cible principale : la Russie de Poutine.