Il y a quelques temps, en me fondant sur mon analyse de la dynamique du clivage gauche-droite (principalement dans mes premier et deuxième articles sur le sujet), j’ai évoqué la façon dont évoluait l’extrême-droite aujourd’hui et comment est en train de s’effectuer une sorte de défragmentation politique avec des déplacements d’électorat importants qui font venir dans les rangs lepénistes de forts contingents issus de la gauche extrême.
J’ai un peu réfléchi depuis lors et ai repensé à ce que je disais dans mon deuxième article sur le basculement à venir tel qu’il eut lieu au tournant du XXe siècle, avec la percée à gauche du socialisme en remplacement du républicanisme radical, repoussé vers le centre après avoir obtenu l’essentiel de ce qu’il voulait depuis un demi-siècle (le suffrage universel, la République laïque). Je me suis rappelé de deux choses : d’abord de ce qu’explique Philippe Nemo dans Les Deux Républiques françaises, à savoir que l’affaire Dreyfus a eu un rôle politique structurant en réétablissant une séparation nette entre extrême-droite et extrême-gauche ; et ensuite la cause de ce flou qui a existé, au début de la Troisième République, entre extrême-gauche et extrême-droite, lors de la crise boulangiste (1889-1891), qui précéda presque immédiatement l’affaire Dreyfus (1894-1906).
Le mouvement autour du général Boulanger, crise grave ayant menacé l’existence même du jeune régime républicain, est un cas typique de centrisme par addition des extrêmes, tel que le définit Fabrice Bouthillon, notamment dans son Nazisme et Révolution, Histoire Théologique du National-Socialisme, 1789-1989. L’historien explique qu’il y a deux moyens de prétendre dépasser le clivage gauche-droite : le centrisme « classique », qui tente l’union des modérés, les « deux Français sur trois », en excluant les extrémistes du gouvernement, d’une part, et d’autre part, découverte intellectuelle de Bouthillon, le centrisme par addition des extrêmes, qui cherche à créer l’unité nationale en réunissant les extrémistes, comme son nom l’indique. À l’appui de cette thèse, Bouthillon cite les cas de Napoléon, réunissant des partisans de la monarchie autoritaire alliant le trône et l’autel, idée plutôt d’extrême-droite au sortir de la Révolution, avec l’héritage jacobin de celle-ci, idée d’extrême-gauche, et celui d’Hitler qui, pour avoir été un leader issu des milieux d’extrême-droite, a pourtant séduit nombre d’électeurs issus de la gauche extrême (Cf. Benoît Malbranque, Le socialisme en chemise brune).
Ainsi, autour de Georges Boulanger, rendu populaire par son revanchisme et ses réformes améliorant le sort des soldats à une époque où, par le service militaire obligatoire, la question touchait tout le monde, s’agglomérèrent les mécontentements non seulement de l’extrême-droite, des monarchistes n’ayant pas admis la République et espérant profiter d’un coup d’État et d’une « révision » de la Révolution (suivant le mot du compagnon d’antisémitisme de Drumont, Jacques de Biez), mais aussi des anticléricaux radicaux et des blanquistes (vieux socialistes, les non-marxistes), ces derniers étant jusque-là plutôt alliés des républicains radicaux mais s’en éloignant depuis que ceux-ci se trouvaient quelque peu embourgeoisés dans leur République (un peu comme aujourd’hui le Front de Gauche tape sur le Parti socialiste, qui se contente de faire tourner un socialisme installé depuis plusieurs décennies sans chercher à aller plus loin dans la révolution).
En 1887, les électeurs de Boulanger venaient pour moitié des royalistes et bonapartistes (extrême-droite) et pour moitié des socialistes et gauche radicale. Devant les succès électoraux du général, la République survécut tant par sa fermeté, en lançant contre lui un mandat d’arrêt pour complot contre la sûreté de l’État, que grâce à l’irrésolution du premier intéressé, qui finit par se suicider, comme chacun sait, sur la tombe de sa maîtresse, en Belgique, le 30 septembre 1891.
Au plan analytique, la chose intéressante à noter est que le boulangisme, dans le fond, fut une crise provoquée précisément par la situation de pré-basculement idéologique du clivage : en 1887, les Républicains radicaux, désormais bien installés dans leur République, entendaient profiter de leur victoire et n’avaient plus à cœur de faire une révolution. Du côté de la droite modérée, on avait renoncé, dans l’immédiat, à voir revenir la monarchie et après quinze ans on commençait à s’accommoder de cet ordre établi républicain. L’extrême-droite, elle, ne lâchait pas le morceau.
Mais le critère déterminant fut bien cette extrême-gauche orpheline : ses membres n’avaient guère de corpus doctrinal unifié, puisque la période des années 1880 est encore pré-marxiste, en France. Abandonnée de la gauche, avec laquelle l’alliance semblait stérile pour les raisons ci-dessus évoquées, l’extrême-gauche ne se sentait aucun écho dans le spectre politique de cette décennie. Et c’est cette solitude qui permit qu’elle se donnât pour champion un militaire, chéri de l’extrême-droite royaliste et bonapartiste ; c’est l’unanimisme républicain prévalent entre les modérés de droite et de gauche qui, paradoxalement, a provoqué la pire crise de la première moitié de la Troisième République, en permettant une alliance ponctuelle des extrêmes, pratiquement par pur ras-le-bol, fédérés autour du rejet du « système », et ce quoique les uns et les autres aient pu en désirer le remplacer par des choses tout à fait différentes.
Pourquoi disserter sur Boulanger, me demandera-t-on ?
Précisément parce que je pense qu’aujourd’hui, en France, il y a à nouveau un danger boulangiste. Je ne reviendrai pas sur le tableau de l’unanimisme politique actuel, en France, entre la droite et la gauche, que j’ai déjà traité dans mon deuxième article, sus-cité. J’ajouterai simplement que la réalité de cet état de fait donne assez raison à Marine Le Pen quand elle parle de « l’UMPS », puisque tous sont désormais socialistes, ne différant que par leurs clientèles. L’encéphalogramme plat du débat politique actuel entre la droite et la gauche modérées en France en témoigne.
Mais encore, le trait principal de l’évolution de l’extrême-gauche, en particulier avec l’apparition du Front de Gauche, c’est la prise de distance avec le Parti socialiste et la convergence croissante du discours avec le Front National. Tout cela est trivial et déjà observé, je n’invente rien.
Ce que je remarque, cependant, c’est que le schéma, sur ce point précis, se rapproche plus encore de la situation de pré-basculement, avant que la doctrine marxiste ne pénètre à gauche en France, à la toute fin du XIXe siècle, et ne devienne progressivement la doctrine dominante.
La conclusion est que lors de la prochaine échéance électorale, nous ne sommes pas à l’abri de voir se cristalliser autour du Front National de Marine Le Pen un nouveau boulangisme qui siphonnerait suffisamment l’électorat d’extrême-gauche pour, sinon remporter l’élection de 2017, du moins arriver largement en tête au premier tour avec un tiers des suffrages, soit la somme des deux extrêmes. Un tel succès ne suffirait peut-être pas à porter Marine Le Pen au pouvoir, mais ferait cependant peser un certain danger sur les institutions républicaines, en particulier si une part de proportionnelle aux législatives donne de nombreux députés aux frontistes.
C’est la mauvaise nouvelle.
La bonne nouvelle, c’est ce qu’il pourrait se passer après.
L’espoir américain
Depuis un an, Rand Paul connaît une montée en puissance impressionnante dans le paysage politique américain, au point que le Time en a récemment fait sa couverture.
Il apparaît aujourd’hui de plus en plus probable que Rand Paul sera le candidat républicain à la présidence de 2016. Ce qui me fait dire cela est non seulement sa capacité à séduire certains électorats démocrates (noirs, latinos) mais encore à séduire… des poids lourds du GOP, puisque voilà que John McCain assure qu’il soutiendra sa candidature !
Dans mon deuxième article sur le clivage, je rappelais que chaque basculement idéologique du clivage, quoique résultant d’un processus long et assez inexorable, avait à chaque fois été aidé par la pichenette événementielle : les révolutionnaires français furent motivés par la Révolution américaine, et le marxisme gagna un élan considérable avec la révolution russe de 1917 et le lancement de la IIIe internationale. Je notais que l’arrivée à la Maison-Blanche de Rand Paul pourrait avoir un effet voisin sur les idées libérales dans notre pays.
Il est impossible de dire aujourd’hui s’il sera élu. En revanche on peut dire en quoi son investiture pour le camp républicain serait une aubaine médiatique pour les libéraux français.
L’élection américaine est très commentée dans notre pays, puisqu’il s’agit un peu, dans l’inconscient collectif, de l’élection du « président du monde ». Un Rand Paul candidat, ce serait nécessairement un point régulier, dans les médias, sur ses idées. Mais surtout ce serait la répétition régulière de son nom, qui encouragera les spectateurs à se renseigner sur Internet. Ces gens tomberont sur des articles parlant de Rand, mais aussi sur les nombreuses vidéos de son père Ron, qui circulent sur internet et qui, pour beaucoup, sont très susceptibles de parler à la jeunesse, et notamment à la sensibilité politique « de gauche » dont je parlais dans mon dernier article.
Une campagne américaine dans laquelle Rand Paul serait l’un des candidats sera donc, probablement plus encore, paradoxalement, que l’état actuel de la politique française, l’occasion de déverser des flots d’idées libérales radicales dans le débat public français, en utilisant les médias « mainstream » comme relais. Certes, si en plus Rand était élu, ce serait le scénario idéal, car l’on profiterait d’une sorte de dynamique de victoire. Mais même en présence d’une défaite, avoir pu profiter de l’impact médiatique de cette candidature sera déjà un succès, et pourrait permettre sinon d’empêcher le possible séisme néo-boulangiste que j’ai décrit, du moins d’en préparer l’après voire, qui sait, de profiter du désarroi politique pour transformer l’impact médiatique en résultat politique.