Révolutions, élitisme et théories du complot
Certains ont beaucoup de mal à ne pas réduire les révolutions uniquement à des complots. Cela a été, historiquement, le cas lors de chaque révolution en Europe : la Révolution française ? Un complot franc-maçon. La Révolution russe ? Une manœuvre allemande. Et de nos jours, des gens ont tout autant de mal à penser la spontanéité politique de masse : la révolution des roses de Géorgie, la révolution orange d’Ukraine, le printemps arabe, la place Maïdan ? Des complots partout, généralement attribués aux Américains, via la CIA.
Ces théories, en vérité, sont fausses et n’apprennent rien sur la causalité des événements historiques en question : la Révolution britannique de 1641 est la même que celle qui eut lieu, en France, en 1789, et à l’époque la franc-maçonnerie n’existait pas en Angleterre ; la Révolution russe a suivi le même mouvement que ses aînées britannique et française, et n’a pas commencé en 1917, mais en 1905, bien avant le retour de Lénine, lequel a seulement pris la tête d’un mouvement qui aurait existé sans lui, comme la dictature jacobine et la dictature puritaine auraient eu lieu sans Robespierre et sans Cromwell, en ce qu’ils sont les composantes essentielles d’un mouvement plus large. Et plus récemment, les révolutions de Géorgie, d’Ukraine et le printemps arabe ne furent pas le résultat de complots mais des mouvements spontanés. On pourra certes trouver des indications et même des preuves d’une intervention étrangère, d’un soutien financier ou logistique d’agences de renseignement à certains protestataires, mais ce n’est pas un élément déterminant : on ne fait pas faire une révolution à une foule contre son gré, et les individus ne s’y engagent en masse que lorsqu’ils sont prêts à le faire. Il est vraisemblable que, au mieux, l’on place un « Lénine » à la tête d’un « bolchévisme » préexistant.
En revanche, ces théories nous apprennent beaucoup sur ceux qui les défendent, et spécifiquement sur leur vision de l’être humain. Je ne saurais mieux la résumer qu’un des tenants de cette vision des choses, Aymeric Chauprade, conseiller de Marine Le Pen sur les affaires internationales, récemment cité par Brice Couturier sur France Culture : « je fais partie de ceux qui pensent que l’histoire n’est pas « démocratique » : ce ne sont pas les foules, les majorités qui décident, mais de petits groupes (des minorités organisées dotées d’une conscience politique…) des élites qui savent canaliser les énergies populaires et les orienter. » (Citation originale La Nouvelle Revue d’Histoire, n° 38, p. 60). Cette vision, donc, c’est une forme d’élitisme, selon lequel seule une petite minorité compte vraiment, le reste des individus n’étant qu’une masse de manœuvre.
Lorsque vous êtes pénétré par cette sorte d’élitisme, vous ne pouvez pas admettre, en toute logique, que le peuple, qui est une masse d’individus, puisse agir de manière spontanée ; et puisque vous n’admettez qu’il n’agisse collectivement que sur l’injonction d’une minorité agissante, alors vous rechercherez cette action dans tout événement d’envergure. Cela explique, par exemple, que Poutine, ancien agent du KGB, organisation élitiste par excellence, voie des complots partout dans les révolutions affectant des pays de l’ex-URSS : pour lui les foules ne font rien d’elles-mêmes, elles sont forcément manipulées, et si ce n’est pas par lui, c’est par quelqu’un d’autre, et si c’est dans un sens contraire à ses vœux, c’est par un ennemi. Cela explique aussi que Chauprade partage cet avis.
Et pourtant, le fait est là : les individus agissent individuellement, et il arrive que, parfois, des idées fassent suffisamment consensus pour que leurs actions convergent et, sans que cela soit le fruit d’un plan concerté bien à l’avance, s’organisent au fur et à mesure. Cela n’est guère difficile à imaginer pour des libéraux habitués à manier le concept d’ordre spontané et à défendre cette forme de conscience collective qu’est le marché, spécifiquement à travers le système des prix, en pratiquant l’individualisme méthodologique.
Je pense que les tenants de l’élitisme tel que résumé par la formule de Chauprade, et ce depuis l’abbé Barruel et sa théorie du complot franc-maçon comme origine de la Révolution trouvent une forme de réconfort dans cette manière de penser, en rendant tous les espoirs politiques probables : ainsi, si une révolution n’est que le produit d’un complot, alors il suffirait de comploter en sens inverse pour opérer une contre-révolution et revenir au statu quo ante ; ou bien, lorsque les élitistes sont eux-mêmes révolutionnaires, il suffirait de comploter efficacement pour faire une nouvelle révolution.
Mais le fait est que les choses ne fonctionnent pas ainsi. Avec un complot, on peut faire un coup d’Etat, pas une révolution. Une révolution suit le sens de l’Histoire, le trend. Cela ne signifie certes pas que l’Histoire est à sens unique : parfois le trend s’inverse, mais il s’inverse en raison de facteurs lourds, profonds, logiques avec le mouvement précédent. Si l’on fait un coup d’Etat dans le sens de l’Histoire, il n’apportera rien qu’un (éventuel) gain de temps. Si l’on fait un coup d’Etat dans le sens inverse de celui de l’Histoire, on n’obtiendra rien qu’une perte de temps, comme je le disais il y a quelques jours à propos de Napoléon III comme de Vladimir Poutine.
Les libéraux ne sauraient souscrire à ce genre d’analyse, qui atteste d’un grand mépris pour ce qui est la réalité du peuple, à savoir qu’il n’est pas autre chose qu’un ensemble d’individus libres qui pensent, ressentent et fond des choix tout aussi librement que n’importe quel membre de gouvernement ou d’appareil d’Etat. Les « minorités organisées dotées d’une conscience politique » au coeur de l’analyse de Chauprade rassemblent ceux de ces individus qui n’ont pas de respect pour la liberté individuelle et prétendent savoir quel est le modèle qui doit être imposé aux individus, par opposition à la grande masse des gens qui, dans l’idéal, préfèrerait qu’on la laisse en paix, et se résout souvent à accepter l’ingérence de l’Etat comme un moindre mal - qui est la manière dont les « minorités organisées » le lui présentent pour le lui faire accepter. Quand cette grande masse de gens se révolte pour obtenir, précisément, qu’on la laisse en paix, qu’on cesse de la spolier, de la museler, de l’entraver, le Chauprade, le Poutine, l’élitiste incapable d’admettre, et même de penser, au sens fort du mot, que ces untermenschen - pour reprendre le vocabulaire de François Guillaumat - puissent spontanément, sans être conduits, exiger la liberté que l’élitiste non seulement leur refuse, mais ne parvient pas, fondamentalement, à concevoir, cet éliste alors imagine, partout, des complots.
Et pourtant, j’ai croisé, sur les réseaux sociaux, de nombreux « libéraux » qui ne cessent de reprendre la propagande poutinienne, propagande qui a la particularité d’être crue même par celui qui l’ordonne, et selon laquelle toutes les révolutions d’ex-URSS seraient des complots de la CIA, ce qui est une épouvantable insulte pour des gens qui, dans un mouvement essentiellement spontané, comme tous les mouvements de ce genre, et ce quels que soient les soutiens reçus par ailleurs d’agences étrangères, ont réclamé plus de liberté, et moins de corruption. Cette vision est non seulement fausse, fondée sur une vision très incomplète de la manière dont fonctionnent les événements, mais elle est encore profondément antilibérale dans ses présupposés politiques. Le fait que la plupart des gens n’aient pas de conscience politique est en réalité plutôt le signe d’une bonne santé mentale en ce qu’ils sont moins enclins à prétendre organiser la société.
Le libéralisme est donc profondément incompatible avec cette forme d’élitisme, et les libéraux qui s’en font l’écho doivent comprendre la profonde contradiction dans laquelle ils s’empêtrent.