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Historionomie - Le Blog de Philippe Fabry
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21 mars 2015

Révolutions, élitisme et théories du complot

Certains ont beaucoup de mal à ne pas réduire les révolutions uniquement à des complots. Cela a été, historiquement, le cas lors de chaque révolution en Europe : la Révolution française ? Un complot franc-maçon. La Révolution russe ? Une manœuvre allemande. Et de nos jours, des gens ont tout autant de mal à penser la spontanéité politique de masse : la révolution des roses de Géorgie, la révolution orange d’Ukraine, le printemps arabe, la place Maïdan ? Des complots partout, généralement attribués aux Américains, via la CIA.

Ces théories, en vérité, sont fausses et n’apprennent rien sur la causalité des événements historiques en question : la Révolution britannique de 1641 est la même que celle qui eut lieu, en France, en 1789, et à l’époque la franc-maçonnerie n’existait pas en Angleterre ; la Révolution russe a suivi le même mouvement que ses aînées britannique et française, et n’a pas commencé en 1917, mais en 1905, bien avant le retour de Lénine, lequel a seulement pris la tête d’un mouvement qui aurait existé sans lui, comme la dictature jacobine et la dictature puritaine auraient eu lieu sans Robespierre et sans Cromwell, en ce qu’ils sont les composantes essentielles d’un mouvement plus large. Et plus récemment, les révolutions de Géorgie, d’Ukraine et le printemps arabe ne furent pas le résultat de complots mais des mouvements spontanés. On pourra certes trouver des indications et même des preuves d’une intervention étrangère, d’un soutien financier ou logistique d’agences de renseignement à certains protestataires, mais ce n’est pas un élément déterminant : on ne fait pas faire une révolution à une foule contre son gré, et les individus ne s’y engagent en masse que lorsqu’ils sont prêts à le faire. Il est vraisemblable que, au mieux, l’on place un « Lénine » à la tête d’un « bolchévisme » préexistant.

Lénine

En revanche, ces théories nous apprennent beaucoup sur ceux qui les défendent, et spécifiquement sur leur vision de l’être humain. Je ne saurais mieux la résumer qu’un des tenants de cette vision des choses, Aymeric Chauprade, conseiller de Marine Le Pen sur les affaires internationales, récemment cité par Brice Couturier sur France Culture  : « je fais partie de ceux qui pensent que l’histoire n’est pas « démocratique » : ce ne sont pas les foules, les majorités qui décident, mais de petits groupes (des minorités organisées dotées d’une conscience politique…) des élites qui savent canaliser les énergies populaires et les orienter. » (Citation originale La Nouvelle Revue d’Histoire, n° 38, p. 60). Cette vision, donc, c’est une forme d’élitisme, selon lequel seule une petite minorité compte vraiment, le reste des individus n’étant qu’une masse de manœuvre.

Lorsque vous êtes pénétré par cette sorte d’élitisme, vous ne pouvez pas admettre, en toute logique, que le peuple, qui est une masse d’individus, puisse agir de manière spontanée ; et puisque vous n’admettez qu’il n’agisse collectivement que sur l’injonction d’une minorité agissante, alors vous rechercherez cette action dans tout événement d’envergure. Cela explique, par exemple, que Poutine, ancien agent du KGB, organisation élitiste par excellence, voie des complots partout dans les révolutions affectant des pays de l’ex-URSS : pour lui les foules ne font rien d’elles-mêmes, elles sont forcément manipulées, et si ce n’est pas par lui, c’est par quelqu’un d’autre, et si c’est dans un sens contraire à ses vœux, c’est par un ennemi. Cela explique aussi que Chauprade partage cet avis.

Et pourtant, le fait est là : les individus agissent individuellement, et il arrive que, parfois, des idées fassent suffisamment consensus pour que leurs actions convergent et, sans que cela soit le fruit d’un plan concerté bien à l’avance, s’organisent au fur et à mesure. Cela n’est guère difficile à imaginer pour des libéraux habitués à manier le concept d’ordre spontané et à défendre cette forme de conscience collective qu’est le marché, spécifiquement à travers le système des prix, en pratiquant l’individualisme méthodologique.

Je pense que les tenants de l’élitisme tel que résumé par la formule de Chauprade, et ce depuis l’abbé Barruel et sa théorie du complot franc-maçon comme origine de la Révolution trouvent une forme de réconfort dans cette manière de penser, en rendant tous les espoirs politiques probables : ainsi, si une révolution n’est que le produit d’un complot, alors il suffirait de comploter en sens inverse pour opérer une contre-révolution et revenir au statu quo ante ; ou bien, lorsque les élitistes sont eux-mêmes révolutionnaires, il suffirait de comploter efficacement pour faire une nouvelle révolution.

Mais le fait est que les choses ne fonctionnent pas ainsi. Avec un complot, on peut faire un coup d’Etat, pas une révolution. Une révolution suit le sens de l’Histoire, le trend. Cela ne signifie certes pas que l’Histoire est à sens unique : parfois le trend s’inverse, mais il s’inverse en raison de facteurs lourds, profonds, logiques avec le mouvement précédent. Si l’on fait un coup d’Etat dans le sens de l’Histoire, il n’apportera rien qu’un (éventuel) gain de temps. Si l’on fait un coup d’Etat dans le sens inverse de celui de l’Histoire, on n’obtiendra rien qu’une perte de temps, comme je le disais il y a quelques jours à propos de Napoléon III comme de Vladimir Poutine

Les libéraux ne sauraient souscrire à ce genre d’analyse, qui atteste d’un grand mépris pour ce qui est la réalité du peuple, à savoir qu’il n’est pas autre chose qu’un ensemble d’individus libres qui pensent, ressentent et fond des choix tout aussi librement que n’importe quel membre de gouvernement ou d’appareil d’Etat. Les « minorités organisées dotées d’une conscience politique » au coeur de l’analyse de Chauprade rassemblent ceux de ces individus qui n’ont pas de respect pour la liberté individuelle et prétendent savoir quel est le modèle qui doit être imposé aux individus, par opposition à la grande masse des gens qui, dans l’idéal, préfèrerait qu’on la laisse en paix, et se résout souvent à accepter l’ingérence de l’Etat comme un moindre mal - qui est la manière dont les « minorités organisées » le lui présentent pour le lui faire accepter.  Quand cette grande masse de gens se révolte pour obtenir, précisément, qu’on la laisse en paix, qu’on cesse de la spolier, de la museler, de l’entraver, le Chauprade, le Poutine, l’élitiste incapable d’admettre, et même de penser, au sens fort du mot, que ces untermenschen - pour reprendre le vocabulaire de François Guillaumat  - puissent spontanément, sans être conduits, exiger la liberté que l’élitiste non seulement leur refuse, mais ne parvient pas, fondamentalement, à concevoir, cet éliste alors imagine, partout, des complots.

Et pourtant, j’ai croisé, sur les réseaux sociaux, de nombreux « libéraux » qui ne cessent de reprendre la propagande poutinienne, propagande qui a la particularité d’être crue même par celui qui l’ordonne, et selon laquelle toutes les révolutions d’ex-URSS seraient des complots de la CIA, ce qui est une épouvantable insulte pour des gens qui, dans un mouvement essentiellement spontané, comme tous les mouvements de ce genre, et ce quels que soient les soutiens reçus par ailleurs d’agences étrangères, ont réclamé plus de liberté, et moins de corruption. Cette vision est non seulement fausse, fondée sur une vision très incomplète de la manière dont fonctionnent les événements, mais elle est encore profondément antilibérale dans ses présupposés politiques. Le fait que la plupart des gens n’aient pas de conscience politique est en réalité plutôt le signe d’une bonne santé mentale en ce qu’ils sont moins enclins à prétendre organiser la société.

Le libéralisme est donc profondément incompatible avec cette forme d’élitisme, et les libéraux qui s’en font l’écho doivent comprendre la profonde contradiction dans laquelle ils s’empêtrent.

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Commentaires
J
je ne suis pas entièrement d'accord avec cet article. les théories du complot ne viennent pas seulement de la russie. une bonne partie des théories du complot vient du monde arabe. la société arabomusulmane est très sensible aux théories du complot. ce qui n'a rien d'étonnant: l'islam n'enseigne pas l'esprit critique (que du contraire), il présente l'islam comme parfait et dénigre les non musulmans, il fait dépendre la vie du musulman de facteurs extérieures. un occidentaux quand il y a un souci se dit: "qu'est ce que j'ai fais de mal"alors qu'un musulman (surtout les arabes musulmans) dira: " qu'est ce que l'on m'a fait de mal" lisez Nicolai Sennels, psychologue qui étudie la psychologie des musulmans. certains l'accusent d'être islamophobe mais personne ne peut nier que ses travaux sont très solides. les théories du complot sont très utiles aux arabes pour permettre d'accuser les juifs et les occidentaux d"être responsable de leurs malheurs et donc d'éviter de voir la vérité en face, de voir leur responsabilité dans leurs malheurs. cela leur permet d'éviter de se remettre en question. la société américaine est également porté sur la théorie du complot (dans une moindre mesure que les russes et les arabes) en raison d'une méfiance envers l'état, cette méfiance est profondément ancré au sein de la société américaine. dire que seul la russie instrumentalise la théorie du complot est faux. du temps de la guerre froide, tous les pays communistes faisaient cela. aujourd'hui, tous les pays antiaméricains (vénézuela, cuba, soudan,...) utilisent des théories du complot pour attaqer les usa. les islamistes sont aussi très portés sur la théorie du complot. ils sont avec les régimes antiaméricains les premiers bénéficaires des théories du complot. Erdogan utilise largement les théories du complot. les régimes arabes ont pendant longtemps (et aujourd'hui encore) utiliser les théories du complot qu'ils ont aidés à propager dans le but de nuire à israel (complot sioniste).
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D
@ Marchenoir,<br /> <br /> <br /> <br /> Je ne sais pas vraiment où sont l'origine toutes ses nouvelles théories du complot. Mais si l'on vous suit vous remarquerez que les complots ne sont jamais russes, chinois ou iraniens. C'est exclusivement des manipulations américaines ou israéliennes.<br /> <br /> <br /> <br /> Quand je dit que je ne sais pas vraiment d'où elle viennent ce qui est certain c'est que des type comme Meyssan savent les fabriquer à coup de mensonges, de manipulations en inventant des témoignages etc... Leurs adeptes sont les mêmes victimes que celle des sectes. Ils gobent cash tout ce que leur disent leurs gourous. <br /> <br /> <br /> <br /> D.J
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R
Et au fait, en parlant de révolution russe... Savez-vous quelle musique joua la fanfare le jour du retour d'exil de Lénine, à la gare de Pétrograd, en 1917, quand il prononça, en descendant du train, un discours où il promettait de déchaîner la guerre civile à travers toute l'Europe ? La "Marseillaise"...<br /> <br /> <br /> <br /> Pétrograd, la ville de Poutine...
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J
sur le sujet: http://www.conspiracywatch.info/Le-magazine-Diplomatie-consacre-son-dernier-numero-au-conspirationnisme_a1378.html
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U
Bonjour,<br /> <br /> <br /> <br /> Si on regarde sur le long terme ne pouvons nous pas aussi envisager ces révolutions comme des contre-révolutions ? En effet beaucoup de complotistes font remarquer qu'elles arrivent surtout dans des pays proches de la Russie, mais si on regarde de plus près elles arrivent dans des pays ou le socialisme y a été exporté au siècle dernier, qu'il soit proche de la Russie ou pas.<br /> <br /> Ces révolutions ne sont elles pas finalement le retour du monde dans son état pré-socialiste, permettant ainsi de refermer petit à petit la page du 20e siècle, qui sera définitivement terminé quand la Russie ne sera plus dirigé par Poutine ?
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Historionomie - Le Blog de Philippe Fabry
  • Blog de Philippe Fabry, historien-théoricien. Ce blog reprend notamment ses travaux relatifs aux "lois de l'Histoire" et leur emploi pour mieux analyser le monde actuel. Tous les articles sont librement reproductibles, avec la mention www.historionomie.com
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