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Historionomie - Le Blog de Philippe Fabry
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11 octobre 2014

Réflexion sur l'esprit des peuples

Lors d'une discussion avec un ami Facebook il y a une dizaine de jours, au sujet de la thèse centrale de mon livre Rome, du libéralisme au socialisme, la question suivante m'a été posée : "Il n'y eu aucun mathématicien, aucun physicien à Rome. Malgré sa richesse économique, ni les mathématiques ni la science physique ne se sont développés. Je me pose la question de savoir la raison de cette absence de développement des sciences à Rome. La raison serait-elle aussi le manque de liberté?"

A cette question, j'ai répondu partiellement en notant que si, entre la République et l'Empire, l'étatisation croissante de l'économie avait sans nul doute porté préjudice à l'exercice de l'ingéniosité romaine en matière de technologie (nous leur devons tout de même l'arche en plein cintre, le pressoir à huile, le ciment, les grues, le moulin à eau, le soc de charrue métallique, et toute une technologie militaire) en revanche la disparition progressive de la liberté n'avait guère impacté la production romaine en matière de recherche "fondamentale" (géométrie, physique, étude du vivant) pour la simple et bonne raison qu'il n'y a en jamais eu, pas plus sous la République libérale que sous l'Empire autoritaire puis totalitaire.

Comme élément de réponse, je proposais alors la comparaison avec les Grecs : ceux-ci, inversement, sont les pères de la géométrie, et ce quoique leur système numérique, fondé sur l'alphabet, ne diffère pas fondamentalement de celui des Romains : on ne doit donc pas incriminer, dans le peu d'aptitude des Romains pour l'énonciation de théorèmes, leur manière d'écrire les chiffres (alors qu'inversement cette question de l'écriture a probablement limité les Grecs et explique que leurs nombreux apports consistent essentiellement en géométrie).

Mais plus encore, les Grecs ont été, chacun le sait, de grands philosophes, s'intéressant à toutes les questions, et en particulier les plus fondamentales : qu'est-ce que le bien ? le beau ? le juste ? que sont fondamentalement les choses ? etc. Tandis que les Romains, eux, ne se sont jamais posé ces questions. Il n'y a pas de philosophie romaine : Cicéron, le plus grand relai de la pensée grecque à Rome sous la République, ou Sénèque, le grand stoïcien, ont principalement étudié des questions éthiques, soit l'aspect le plus pratique du questionnement, le moins fondamental. Et surtout, s'ils n'ont pas disserté sur le juste et l'injuste, les Romains ont inventé le Droit comme science, ce que les Grecs n'avaient pas fait ; or le Droit est bien le moyen pratique de régler les conflits au sein de la société, de faire régner la justice. Là encore point de questionnement fondamental, mais la recherche immédiate d'une solution pratique.

Et je notais, me référant au parallèle que je soutiens constamment, que le rapport était semblable entre Européens et Américains : les premiers sont responsables des grands progrès de la recherche fondamentale depuis deux siècles. Tous les grands noms de la physique sont ceux d'Européens, et la majorité des prix Nobel de physique ont été remis à des européens ou européens naturalisés américains. Certes, l'on pourrait mettre en cause le fait que les universités européennes sont plus anciennes et ont donc un capital scientifique de départ plus important, favorisant leurs résultats, tandis que dans les dernières décennies le rapport avec l'Amérique tend à s'équilibrer (ce qui est vrai). Mais il faut dire que la physique, même dans ses aspects fondamentaux, est devenu une science extrêmement intéressante d'un point de vue pratique ; à ce titre elle est un peu aux Américains ce que l'architecture fut aux Romains.

En revanche, pour ce qui est la philosophie, l'intérêt américain est proche de zéro : tout au long du XXe siècle, et alors que l'Amérique rattrappait et souvent dépassait le Vieux continent en production scientifique (ce qu'indiquent bien les listes d'attribution de prix Nobel) son apport philosophique est demeuré nul : la philosophie analytique et la phénoménologie sont non seulement des inventions européennes, mais ne semblent intéresser que les Européens.

Ma conclusion, du moins provisoire, à la question qui m'était posée était donc la suivante : pourquoi les Romains ne furent ni philosophes ni géomètres-théoriciens comme les Grecs ? Parce que cela ne les intéressait pas.

Mon interlocuteur ne fut cependant pas satisfait de la réponse et, pour être franc, moi non plus. L'idée que des peuples soient plus ou moins disposés dans telle science d'une part n'explique pas d'où viendrait cette disposition, qu'est-ce qui conditionne la mentalité collective, et d'autre part semble remettre en cause la place centrale que les libéraux donnent à la liberté : celle-ci ne suffirait-elle donc pas à enclencher le processus de progrès ? Laisser s'exprimer les talents individuels serait-il rendu inutile par l'absence de ces talents dans certains groupes de populations ? J'ai donc essayé de réfléchir plus avant et voudrais proposer ici sinon une réponse, du moins des éléments de réponse complémentaires.

Avant tout remarquons que l'intérêt des deux couples gréco-romain et euro-américain est qu'ils représentent dans chaque cas deux mentalités différentes au sein de ce que l'on peut bien appeler une même civilisation, l'Amérique et Rome étant nées et ayant grandit dans l'influence respectivement de la civilisation européenne et grecque ; cette proximité relative rend d'autant plus significative la différence de mentalité de ces peuples. Et il est d'autant plus aisé de trouver une réponse à une question que l'on sait plus précisément où il convient de porter ses recherches.

 Il me semble que la différence fondamentale entre Rome et l'Amérique d'un côté, les cités de Grèce antique et les nations européennes est dans la naissance de ces civilisations : les deux premières se sont bâties lentement sur une base de population ancienne, dans la composition de laquelle l'immigration n'a pratiquement joué aucun rôle passées pour l'Europe les Grandes Migrations barbares, pour la Grèce l'invasion dorienne. Inversement l'Amérique, c'est connu, est une nation de migrants, mais c'était aussi dans une large mesure le cas de Rome : fondée probablement, selon les archéologues, au VIIe siècle avant notre ère (la légende romaine évoque le VIIIe siècle) la population romaine a augmenté très rapidement, notamment à partir de la fondation de la République et grâce à l'attraction du modèle politique romain, par l'immigration, alors de populations essentiellement italiennes. Les cités alliées de Rome bénéficiaient même d'accords migratoires à travers le ius migrationis

Je pense (et le démontrer nécessitera sans doute un travail de recherche dépassant évidemment le cadre de ce petit billet) que la différence de mentalité vient de la façon dont naissent les civilisations. Bien sûr, on me rétorquera qu'il est connu que les Américains ont "l'esprit pionnier", que c'est trivial et qu'il n'y a pas de quoi en faire une théorie. Mais observer et expliquer n'est pas exactement la même chose, et si il y a évidemment un lien intuitif entre "nation de migrants" et "esprit pionnier", il ne me paraît pas inutile de vouloir le mieux comprendre. En particulier parce que, sauf à croire que cet "esprit pionnier" est de génération spontanée, on ne voit pas pourquoi il serait l'apanage de la civilisation-fille et pas de la mère.

C'est là que je voudrais proposer une explication modélisant la naissance et la transformation de l'esprit des peuples. Il semble que chaque peuple laissé suffisamment longtemps à son développement sans intervention extérieure susceptible d’en bouleverser la composition finit toujours par obtenir une composition « standard » où l’ensemble des caractères possibles  est représentée suivant une certaine proportion (il y a eu de nombreux travaux sur les tentatives de classification des profils psychologiques ; l'un des plus employés, et très intéressant à utilisé, est le Myers Briggs Type Indicator). J'appellerai ce temps sans événement catastrophique (au sens premier du terme, à savoir une rupture brutale) un "temps de décantation". Mettons pour aider à visualiser que la composition psychologique dans une population se répartirait ainsi : (AAAABBBCCCCCDDEEFFFFGGG)

A l'inverse,tout peuple qui subit un choc modifiant sa population voit aussi sa composition modifiée. En effet le choc n’entraîne pas la formation d’un groupe extérieur composé dans les mêmes proportions que le groupe primaire, mais l’un et l’autre groupe sont marqués par une composition différente. Ainsi l’on a : (AAAABBBCCCCCDDEEFFFFGGG) => (AAAABBBCDDFFFGG) + (CCCCEEFG)

Donc je pense que le choc entraîne la création de deux peuples de composition nouvelle. A noter que le groupe expulsé peut soit former un nouveau peuple à part entière (cas des USA, terre d’immigration) soit affecter la composition d’un peuple voisin.

Le choc peut être de nature diverse : invasion du pays par un autre peuple, famine ou épidémie décimant une partie de la population et, stimulant une émigration exceptionnelle, modifiant la composition de la population restante, ou encore simplement découverte d'une nouvelle terre prometteuse.

La population émigrante n’est sans doute jamais exactement représentative de la population d’origine. Ce sont des individus aux caractères particuliers qui sont plus enclins à l’émigration que d’autres, c'est-à-dire les individus les plus aventuriers, ou en tout cas les moins attentistes, les moins averses au risque inhérent au déplacement géographique, au changement d'environnement.


C’est je crois une explication intéressante à ce fait que les population romaine et américaine n’ont jamais été autant enclines à la recherche fondamentale qu'au progrès technique : elles sont marquées par une surcomposition d’individus entreprenants et une sous-composition de méditatifs. Le résultat est une population féconde en innovations technologiques et stérile ou quasi-stérile en matière de recherche fondamentale dénuée d'application pratique immédiate. Ce n'est pas une question de capacité, mais une question d'interêt. Et quand une population est particulièrement marquée par un profil psychologique dominant, du fait des circonstances de sa formation, cela donne naissance à une culture, qui entretient parmi les générations futures les mêmes intérêts, les mêmes manières d'être.

Pourquoi le peuple romain n’a-t-il jamais fini par obtenir la composition permettant aux méditatifs de s’exprimer ? Probablement parce que le « temps de décantation » de la population est supérieur à ce que fut son « temps d’activité ».

 

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  • Blog de Philippe Fabry, historien-théoricien. Ce blog reprend notamment ses travaux relatifs aux "lois de l'Histoire" et leur emploi pour mieux analyser le monde actuel. Tous les articles sont librement reproductibles, avec la mention www.historionomie.com
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